Affiche officielle des Jeux
olympiques d'hiver de
Sarajevo en 1984
Source : site du CIO.
UN Ban Ki-moon runs with
Olympic torch representation
in Sarajevo
Source : Demotix.
Le stade olympique :
un lieu de mémoire de la "bonne entente"
Dans son article "Sarajevo : centre des Jeux olympiques d'hiver 1984", Milorad Vasovic revient sur "les conditions historiques du développement de la capitale de R.S. de Bosnie-Herzégovine", sur "l'aménagement des sites olympiques sur les montagnes encadrant la ville (qui) représente une oeuvre considérable, bien intégrée à l'environnement", sur les "améliorations dans la ville elle-même" et sur "les premières retombées économiques" (Milorad Vasavic, 1985, "Sarajevo : centre des Jeux olympiques d'hiver 1984", Méditerranée, Troisième série, tome 55, n°3/1985, pp. 51-62). Il y montre combien Sarajevo est "une ville spécifique dans l'espace et le passé yougoslave" :
- "par ses traits essentiels de géographie urbaine et d'histoire culturelle, cette ville représente une mosaïque unique d'éléments de l'Europe occidentale, balkaniques anciens et turcs-orientaux. C'est pour cette raison qu'on dit, non sans fondement, que Sarajevo est « la ville aux plus grands contrastes de toute l'Europe »".
La cérémonie d'ouverture des J.O d'hiver de 1984 à Sarajevo :
vue générale du stade olympique
Source : Photographie d'archives, site du C.I.O.
L'homogénéisation communautaire de Sarajevo (1991-1996)
Source : Bénédicte Tratnjek, "La destruction du "vivre ensemble" à Sarajevo : penser
la guerre par le prisme de l'urbicide", Lettre de l'IRSEM, n°5/2012, 5 juin 2012, dossier
"Les 20 ans du siège de Sarajevo : les Balkans, un laboratoire pour la pensée stratégique"
Les espaces de la mémoire :
du "yougoslavisme" à la "yougonostalgie"
Le souvenir des J.O. d'hiver de 1984 à Sarajevo reste celui du temps de la bonne entente et le stade olympique (qui en symbole "l'âge d'or") en est le géosymbole dans la ville de Sarajevo. La stade est donc un espace d'une mémoire, celle du "yougoslavisme" détruit par la guerre. Un yougoslavisme regretté également, qui produit non seulement des lieux de mémoire, mais aussi s'inscrit dans les quotidiennetés, comme en témoigne le phénomène de "yougonostalgie", voire de "titostalgie" comme le souligne Jean-Arnault Dérens citant le néologisme proposé par le sociologue sloèvène Mitja Velikonja (Mitja Velikonja, 2009, Titostalgija. Studija nostalgije po Josipu Brozu, Mirovni Institut, Ljubljana).
Le restaurant Kaj Marsalot (« Chez le maréchal ») est une bonne adresse de Skopje, la capitale de la République de Macédoine. Les garçons accueillent les clients en uniforme de pionniers, foulard rouge noué autour du cou, et la salle est décorée de photographies de Tito. Les établissements de ce type, cafés ou restaurants, se sont multipliés dans toutes les républiques. Il y a même, à Sarajevo comme à Belgrade, des boîtes de nuit qui ont fondé leur réputation sur ce « concept » titiste. Velikonja en vient à supposer que la « marque Tito » est devenue un produit de marketing, au même titre que l’image de Che Guevara… Il existe toujours une « Yougoslavie virtuelle ». De nombreux sites Internet proposent à l’envi photographies, vidéos ou enregistrements sonores du maréchal ou des grands rassemblements du régime. Il suffit de quelques clics pour obtenir un « passeport » de la « République socialiste fédérative de Yougoslavie », délivré par plusieurs sites, comme celui du « consulat général de la RSFY ». Cette « Yougoslavie virtuelle » est aussi celle de certains exilés, comme l’écrivain Velibor Colic, né dans une famille croate de Bosnie-Herzégovine. Réfugié en Bretagne depuis 1993, après avoir combattu pour défendre son pays, M. Colic est apatride et rejette toute autre définition « nationale » que celle de « yougoslave ». Ses derniers livres sont écrits en français, mais les précédents l’étaient en « serbo-croate », l’écrivain refusant de qualifier sa langue de « croate » ou de « bosnienne ». Le serbo-croate ou croato-serbe n’existe plus : il a été remplacé par le croate, le bosnien, le monténégrin et le serbe, selon les appellations en vigueur dans chacune des républiques concernées. La majorité des linguistes s’entendent pourtant pour reconnaître qu’il s’agit d’une seule et même langue, malgré l’existence de variantes régionales dans la prononciation ou le vocabulaire. Prétendre aujourd’hui parler ou écrire en « serbo-croate » est donc une affirmation politique, tandis que les locuteurs ont pris l’habitude d’user de circonvolutions, évoquant « notre langue », voire la « langue maternelle ». Le film Cinema Komunisto a été le grand succès de l’année à Belgrade. Ce documentaire évoque l’histoire du cinéma yougoslave, mais aussi la vibrante cinéphilie de Tito, qui aurait vu huit mille films au cours de sa vie. Son projectionniste privé raconte ses efforts, parfois désespérés, pour trouver chaque soir un nouveau film. Le documentaire revient sur la débauche de moyens des grands succès du cinéma yougoslave — notamment les films sur la guerre des partisans et sur Tito lui-même, qui accepta d’être incarné à l’écran par Richard Burton. Le film, triomphalement accueilli à chaque projection, est l’œuvre d’une jeune réalisatrice, Mila Turajlic, qui n’avait qu’une dizaine d’années lors de l’éclatement de l’Etat fédéral.Jean-Arnault Dérens, "Balade en « Yougonostalgie »", Le Monde diplomatique, août 2011, pp. 16-17. La mémoire produit non seulement des lieux de mémoire, mais aussi d'autres types de lieux, dédiés non à la commémoration, mais aussi elle s'inscrit dans les espaces du quotidien, dans des lieux tels que les nombreux cafés Tito, ou dans les espaces touristiques, dans des lieux tels que le parc à thème Yugoland à Subotica, une ville au Nord de la Voïvodine. "Reconstruire d’une manière ludique la Yougoslavie, ce fut l’objectif de Blasco Gabric, lorsqu’il a ouvert ,en 2002, à Subotica au nord de la Serbie, une mini-Yougoslavie appelé « Yugoland », à savoir un parc thématique qui accueille les yougonostalgiques de tous les coins de l’ex-Yougoslavie. Ainsi, à l’instar de l’Atlantide engloutie, nombreux sont ces citoyens ex-yougoslaves qui cherchent cette patrie perdue, idéale et à présent délégitimée au point qu’il faut se demander si elle a véritablement existé. Même si 49 % de la population serbe pense que la création de la Yougoslavie avait été une erreur historique, 70 % regrette la dissolution de la Yougoslavie. 82 % des personnes interrogées pensent qu’ils vivaient mieux au temps de la Yougoslavie qu’ils qualifient d’État stable, influent et respecté. Questionnés par rapport à leurs sentiments quant à la Yougonostalgie, nombreux sont ceux qui répondent « Nous n’avions rien, mais nous avions tout. »" (Milica Popovic, "La Yougonostalgie : à la recherche de la patrie perdue",Regard sur l'Est, 15 avril 2012). Il n'est pas innocent de voir ce parc installé en Voïvodine, région particulièrement marquée par le pluriculturalisme avant la guerre, où le nombre de mariages mixtes (28 % environ) était nettement supérieur à la moyenne de l'ensemble de la Yougoslavie (12 % environ) (chiffres de Xavier Bougarel, 1996, Bosnie. Anatomie d'un conflit, La Découverte, Paris, p. 87). "Yugoland", un parc à thèmes dédié à la yougonostalgie à Subotica (Voïvodine) Source : "Serbie : la Yougonostalgie", Euronews, 1er mai 2008.
Le stade olympique : un lieu de mémoire de la guerre Aujourd'hui, l'imaginaire touristique est associé à cette destruction du vivre-ensemble : pour le géographe Patrick Naef, l'ensemble de l'imagerie touristique mais aussi artistique produit "une image romantique et orientaliste de cette région, l'assimilant en grande partie au feu et au sang. (...) Cette vision, certes simpliste et réductrice, tend à créer chez certains touristes un imaginaire, voire une fascination teintée d'aventure. Dans ce contexte, les lieux traumatisés par la guerre ou encore les sites symboles de la résistance sont exploités par des acteurs locaux et s'inscrivent peu à peu dans le paysage touristique de la ville et de la région" (Patrick Naef, 2012, "Voyage à travers un baril de poudre : Guerre et imaginaire touristique à Sarajevo", Via@, n°1). Si le stade olympique est un lieu de la mémoire de "l'âge d'or" de la Yougoslavie, les alentours du stade sont un paysage de guerre. Patrick Naef note ainsi que plusieurs types de cartes postales sont proposées aux touristes dans Sarajevo : "entre les cartes postales représentant les principaux sites d'intérêt de la ville, d'autres cartes postales, directement liées à la guerre des années 90, sont proposées aux badauds. Une première carte représente une réunion de l'état-major bosniaque pendant le siège (figure 1), une autre illustre la mise en terre de plusieurs cercueils (figure 2), une troisième représente quatre moments clés de l'Histoire de la ville (figure 3) : l'assassinat de l'Archiduc Franz François Ferdinand, l'age d'or de la capitale bosnienne avec l'organisation des Jeux Olympiques de Sarajevo en 1984, les cinq ans de siège de 1991 à 1995 et la période actuelle ironiquement décrite sous l’égide : « No problems »" (Patrick Naef, op. cit.).
Sarajevo, de la guerre au tourisme :
l'imagerie des cartes postales
Source : Patrick Naef, 2012, "Voyage à travers un baril de poudre :
Guerre et imaginaire touristique à Sarajevo", Via@, n°1.
Le stade olympique est ainsi le géosymbole de cet "âge d'or" de la Yougoslavie. Rappelons l'importance du sport dans la Yougoslavie titiste. "Que ce soit au football, au basket, au hand ou au tennis, les disciplines dans lesquelles les champions balkaniques s’illustrent régulièrement sont nombreuses. Il faut dire que dans les Balkans, le sport n’est pas une question de vie ou de mort, c’est bien plus important que cela ! Il a été façonné comme un élément central de l’identité et de la culture nationale, comme un élément de fierté et de reconnaissance internationale" (Extrait de la présentation de l'ouvrage : "Les Balkans et le sport. Talents, exploits et corruption", Les Cahiers du Courrier des Balkans, n°9, juin 2010, 202 p.). Alors que les Jeux olympiques d'été de Londres 2012 ont vu les rivalités Kosovo/Serbie s'exprimer (voir Esad Kučević, "Kosovo vs Serbie : quand le sport fait les frais de la politique", Danas, 20 janvier 2007, traduit par Jasna Andjelic pour Le Courrier des Balkans, 23 janvier 2007) à travers la question de la reconnaissance de la délégation du Kosovo à ces Jeux (voir Bekim Bislimi, "Jeux Olympiques de Londres : le rêve brisé des athlètes du Kosovo", Radio Free Europe, 7 juillet 2012, traduit par Stéphane Surprenant pour Le Courrier des Balkans, 25 juillet 2012), le sport reste un point central de la "yougonostalgie", autour de cet "âge d'or" où les exploits sportifs des équipes yougoslaves imposaient l'idée titiste Bratstvo i Jedinstvo ("Unité, Fraternité") à l'ensemble de la Yougoslavie réunie sous le même drapeau pour encourager des sportifs à l'identité commune, mais aussi à l'ensemble des observateurs extérieurs. Aujourd'hui, les frontières issues de la décomposition de la Yougoslavie se traduisent non seulement par l'éclatement en de multiples délégations sportives pour les rencontres internationales, mais aussi dans les rencontres sportives locales devenues des temps-événements où les rivalités intercommunautaires sont mises en scène (à ce propos, voir le billet du 11 septembre 2009 : "Sport, violence, politique et processus de paix dans les Balkans"). Le stade est bien cet "atlas social", ce "haut-lieu symbolique" et cet "atlas politique" (Claude Mangin, 2001, "Les lieux du stade, modèles et médias géographiques", Mappemonde, n°64, n°2001/4, pp. 36-40), cette "carte de la ville en réduction" (Christian Bromberger, 1989, "Le stade de football : une carte de la ville en réduction", Mappemonde, n°1989/2, pp. 37-40) dans laquelle sont mis en scène l'entente comme les rivalités sociales, culturelles et politiques.
Nenad Markovic, basketteur professionnel
Source : Eloïse Bollack, Souviens-toi Sarajevo, photographies présentées au Festival d'Arles 2009.
Deux mémoires pour un même espace :
- celle du temps révolu de la Yougoslavie, moteur de la "Yougonostalgie" dans les espaces du quotidien,- et celle de la guerre, dont les traces se sont ancrées dans le paysage.
Cimetière du stade olympique. Partie orthodoxe 2001 / Partie musulmane 2006
Source : Lionel Charrier, Bosnie 2001/2006. Sarajevo, 10 ans après les accords de Dayton,
Agence photographique M.Y.O.P, juin 2006.
- Bénédicte Tratnjek", 2011, "Les lieux de mémoire dans la ville en guerre : un enjeu de la pacification des territoires", Diploweb, 31 octobre 2011.
- Bénédicte Tratnjek, 2012, "(Re)construire la ville comme lieu dans l'immédiat après-guerre : destruction de l'urbanité et symbolique des lieux dans la ville en guerre", La ville comme lieu d'interface, 9e Colloque de la Relève VRM, 17-18 mai 2012, INRS-USC Montréal.
Sur la yougonostalgie :
- Jean-Arnault Dérens, "Balade en « Yougonostalgie »", Le Monde diplomatique, août 2011, pp. 16-17.
- Dossier "Yougonostalgie : se tourner vers le passé pour mieux affronter le présent ?", Le Courrier des Balkans (dossier ouvert en 2012, 28 articles au 7 août 2012).
- Milica Popovic, "La Yougonostalgie : à la recherche de la patrie perdue", Regard sur l'Est, 15 avril 2012.
- Jean-Arnault Dérens, 2004, "L'éclatement de la Yougoslavie a-t-il commencé dans les stades ?", Confluence Méditerranée, n°50, été 2004.
- Philippe Chassagne, 2004, "Balkans : football et « business » ", Confluence Méditerranée, n°50, été 2004.
- "Sport, violence, politique et processus de paix dans les Balkans", blog Géographie de la ville en guerre, 11 septembre 2009.
- Anne Hertzog, 2012, "Tourisme de mémoire et imaginaire touristique des champs de bataille", Via@, n°1.
- Patrick Naef, 2012, "Voyage à travers un baril de poudre : Guerre et imaginaire touristique à Sarajevo", Via@, n°1.
- Bénédicte Tratnjek, 2009, "Questionnements géographiques sur les monuments aux morts : symboliques et territoires de la commémoration", Les Cafés géographiques, 21 novembre 2009.