Alors que la guerre civile syrienne prend une tournure toujours plus chaotique et sanglante, certains experts avertissent que le conflit qui se joue ne se résume pas à de nobles rebelles épris de liberté face à un régime malfaisant. Il s’agit plutôt d’une lutte complexe impliquant plusieurs factions ethniques et religieuses.
Par Ted Carpenter, États-Unis.
Publié en collaboration avec UnMondeLibre.
Le contexte régional du conflit syrien est tout aussi complexe, reflétant à la fois une lutte géopolitique triangulaire pour la domination entre l’Arabie saoudite, l’Iran et la Turquie d’un côté et la vieille rivalité entre sunnites et chiites de l’autre. Malheureusement, les États-Unis et leurs alliés européens ne semblent que très peu conscients de ces dynamiques et des dangers qu’elles représentent.
Les historiens ont pu noter que la guerre civile espagnole dans les années 1930, opposant les forces fascistes de Franco au gouvernement de gauche républicaine, était à certains égards, une guerre par procuration entre l’Allemagne nazie et l’Union soviétique. Il y a un aspect similaire dans le conflit syrien. Les divisions internes dans ce pays sont très réelles et sont le principal moteur des combats, mais les rivalités régionales jouent également un rôle important. L’Arabie saoudite et ses alliés du Golfe, soutenus par les États-Unis et l’OTAN, souhaitent évincer le dictateur syrien Bachar El Assad pas seulement parce qu’il est un dirigeant brutal et corrompu. Son grand péché est d’être l’allié principal de l’Iran dans la région. Le Bloc Arabie et les puissances occidentales veulent isoler davantage le régime iranien, principalement en raison de la persistance des ambitions nucléaires de Téhéran, mais aussi en raison du soutien iranien aux mouvements qui menacent les élites dirigeantes conservatrices dans le monde arabe. La chute d’Assad porterait un coup sérieux, sans doute fatal, au pouvoir et aux ambitions de l’Iran.
Le conflit syrien est un des théâtres où se joue la rivalité géopolitique entre l’Arabie saoudite et l’Iran. Cette rivalité a également été un facteur important dans les tensions qui couvaient au Bahreïn, où une monarchie sunnite règne sur une population à majorité chiite. Téhéran a cherché à galvaniser les Bahreïnis mécontents, et Riyad a soutenu le gouvernement actuel de manière inconditionnelle, envoyant même des forces de sécurité saoudiennes l’année dernière pour soutenir la monarchie et écraser les manifestations anti-régime. Étant donné que le Bahreïn est le port d’attache de la Cinquième Flotte américaine, Washington a affiché nettement moins de sympathie pour les manifestations du printemps arabe dans ce pays qu’il ne l’a fait ailleurs dans la région. L’administration Obama a discrètement soutenu l’intervention saoudienne.
Alors que Riyad semble avoir gagné (au moins pour l’instant) la lutte au Bahreïn, le résultat a été différent en ce qui concerne l’Irak, un enjeu bien plus grand. Là, le gouvernement à dominante chiite du Premier ministre Nouri El Maliki s’est rapproché de l’Iran sur plusieurs questions. Bagdad a, par exemple, fermement résisté aux appels des gouvernements sunnites au Moyen-Orient ainsi que de Washington visant à soutenir des sanctions plus sévères contre la Syrie. Sans doute en réponse à une telle attitude récalcitrante pro-iranienne, la violence en Irak a repris au cours des mois de juin et juillet, la plupart des attaques étant dirigées contre des cibles chiites. C’est un secret de polichinelle depuis de nombreuses années que des éléments saoudiens financent et arment des factions sunnites en Irak, et le gouvernement Maliki suspecte que ce soutien a grandement contribué à la violence qui continue de sévir dans le pays.
Ce n’est pas un hasard si l’Arabie saoudite s’est montrée particulièrement insistante dans ses appels à l’éviction de M. Assad et en faveur d’un gouvernement de transition dans lequel l’armée syrienne libre jouerait un rôle majeur. Les preuves que l’ASL est dominée par les sunnites sont de plus en plus claires, tandis que le régime pro-iranien d’Assad est une coalition de minorités, notamment chrétienne et Alaouite (une branche chiite). Le conflit à l’intérieur de la Syrie est ainsi un microcosme de la lutte régionale entre l’Arabie saoudite sunnite et l’Iran chiite.
Il y a cependant un autre joueur clé dans le conflit en Syrie : la Turquie. Il y a juste quelques années, le gouvernement du Premier ministre Recep Tayyip Erdogan inquiétait ses partenaires de l’OTAN en cherchant un rapprochement avec l’Iran et son allié, la Syrie. Mais cette stratégie s’est quelque peu étiolée depuis un certain temps, l’attitude intransigeante de Téhéran sur la question nucléaire contrariant Ankara. Lorsque le conflit syrien a explosé en 2011, le gouvernement Erdogan a rapidement fait cause commune avec l’Arabie saoudite pour tenter de parvenir à un changement de régime à Damas. L’aspect religieux a été un facteur clé. Alors que la violence escaladait en Syrie, il devenait intenable pour le parti conservateur Sunnite au pouvoir de M. Erdogan d’admettre le spectacle d’une armée syrienne essentiellement alaouite et chrétienne massacrant des insurgés et des civils principalement sunnites. Ankara a fourni des sanctuaires en Turquie à l’ASL et mis à disposition des insurgés des fonds ainsi que d’autres types d’aide. Après l’abattage d’un jet militaire turc (apparemment dans l’espace aérien syrien) à la fin juin, les deux pays se sont retrouvés au bord de la guerre.
Halil Karaveli, analyste au Central Asia-Caucasus Institute et au Silk Road Studies Program Joint Center, explique comment le conflit syrien est simplement une partie de la grande mosaïque géopolitique régionale. Écrivant dans The National Interest On Line, Karaveli note que la Turquie a maintenant « embrassé une cause exclusivement sunnite en Syrie ». Cela est important parce que
« les considérations sectaires ont acquis une importance comme jamais auparavant dans la politique étrangère turque. Ankara est non seulement impliqué dans une confrontation avec le régime alaouite syrien, mais est également en conflit avec le régime chiite en Irak. En outre, la rivalité géopolitique historique entre la Turquie et l’Iran, ‘champion’ de la Syrie, a repris après un bref intermède ».
La stratégie d’Ankara comporte toutefois des risques considérables. Les dirigeants turcs comprennent que la victoire définitive de l’ASL conduirait à une influence renforcée de l’Arabie dans le voisinage immédiat de la Turquie, causant davantage qu’un petit souci à Ankara. Ahmet Davutoglu, ministre turc des Affaires étrangères a déclaré au parlement « qu’un nouveau Moyen-Orient est en train de naître », et que la Turquie « sera le propriétaire, pionnier et serviteur » de ce nouveau Moyen-Orient. Voilà un message assez peu subtil à l’endroit à la fois de l’Iran et de l’Arabie saoudite pour qu’ils mettent en sourdine leurs propres ambitions de domination. Cependant la capacité de la Turquie à contrôler l’évolution en Syrie peut s’avérer beaucoup plus limitée que ce que le gouvernement Erdogan ne le croit.
Un risque encore plus grand, c’est que la lutte pour le pouvoir en Syrie pourrait se propager bien au-delà des frontières de la Syrie, y compris au Liban, en Irak et en Turquie. Déjà, selon certains indices, Damas aurait exercé des représailles au soutien d’Ankara de la FSA en renouvelant son appui aux rebelles kurdes en Turquie. Les insurgés kurdes ont été plus actifs ces derniers mois.
Tout cela confirme que le conflit syrien n’est pas seulement une guerre civile, c’est une pièce dans un dangereux puzzle conflictuel au niveau régional. Les Etats-Unis et leurs alliés de l’OTAN sont naïfs de penser que la chute du pouvoir d’Assad freinerait la violence en Syrie ; et encore plus naïfs de croire que cela conduirait à un Moyen-Orient plus stable. Il est davantage probable que cela aura l’effet inverse.
----
Sur le web.
Ted Carpenter est analyste au Cato Institute.