SYRIE - Chroniques de la révolution syrienne (III / VI)

Publié le 06 août 2012 par Pierrepiccinin
Syrie - Chroniques de la révolution syrienne III. Au coeur de la bataille (Le Soir, 31 juillet 2012 - 3/6) - Texte intégral      photo © Pierre Piccinin (Manifestation à Alep - juillet 2012)     par Pierre PICCININ (en Turquie et Syrie – juillet et août 2012)     Pierre Piccinin, jeune historien et politologue belge, avait défrayé la chronique en mai, quand il avait été arrêté en Syrie, torturé puis expulsé, alors qu'il voyageait sans animosité envers le régime en place. Aujourd'hui, il continue ses missions d'observation en Syrie. Le Soir a publié une série de six chroniques, en exclusivité. [ Lire: Chroniques de la révolution syrienne (1/6) et (2/6) ]   [Photo : entretien avec le Colonel Abdel Jabbar al-Okaidi, porte-parole de l'Armée syrienne libre à Alep]   Alep (30 juillet 2012) – Hier en fin d’après-midi, j’ai quitté Reytan, à sept kilomètres d’Alep, toujours accompagné par Maher, un jeune syrien, étudiant en Europe, et par Domenico Quirico, grand reporter à La Stampa, avec qui j’ai organisé notre entrée en Syrie. Le groupe de miliciens de l’Armée syrienne libre (ASL) que nous suivons depuis deux jours a pour objectif d’entrer en renfort dans Alep, presque complètement encerclée par l’armée gouvernementale. Nous devions entrer dans la ville par le nord-est, par la route de Sheikh Najjar, la seule qui reste encore sous le contrôle de l’ASL. Au loin, nous voyions les explosions éclairer le ciel au-dessus d’Alep. Le soir commençait de tomber et les muezzins avaient déjà appelé à l’avant-dernière prière de la journée, lorsqu’un violent bombardement s’est abattu sur les bourgades alentour. L’officier qui commandait notre troupe nous a expliqué que, la prière terminée, la majeure partie des combattants de l’ASL s’étaient rassemblés autour d’Anadan, agglomération située à seulement cinq kilomètres de notre position : à Anadan, l’armée régulière avait installé une partie des batteries d’artillerie avec lesquelles elle tirait sur Alep et les différentes places défendues par l’ASL dans le nord de la région. Le but de l’assaut était donc de détruire ces batteries et de s’emparer de la dizaine de chars qui les protégeaient. En représailles, tandis que se déroulait l’assaut nocturne, l’artillerie gouvernementale a déclenché ce bombardement dans lequel nous étions pris si soudainement, visant les principales positions tenues par l’ASL au nord d’Alep. La ville d’Hayyan, plus que les autres, en a eu son compte, ainsi que la route de Sheikh Najjar. Ce qui nous a obligés à nous replier dans un hameau, où nous avons attendu. Toute la nuit, les détonations, suivies, ont retenti, rougissant le ciel de la campagne. Des obus de petit calibre sont tombés sur le village également. Du toit d’une maison, nous suivions la bataille, les échanges de tirs et les faisceaux des balles traçantes, lorsque le commandant nous a informés que son groupe devait partir en renfort à Anadan. Maher les a accompagnés. Une autre équipe allait nous emmener à Alep. Domenico et moi avons attendu. J’ai retenu quelques phrases de l’échange que nous avons eu, qui m’ont beaucoup appris et énormément touché : « mon idée du journalisme », m’a-t-il dit, « tu sais, c’est… Si je veux bien faire mon métier, il faut être, toujours, toujours, avec les gens qui souffrent; si un journal montre au monde les gens qui souffrent, il a le droit d’exister; le journalisme, ce n’est pas le spectacle, la vie des hommes politiques, ce qu’ils ont fait hier... Ça, ce n’est pas du journalisme. Et il faut aller sur le terrain ; il faut être là, avec eux, pour écrire avec honnêteté ce qu’ils endurent ; pour parler avec Malraux : il faut aller sur le terrain pour partager la condition humaine… Rester dans un bureau et écrire sans rien voir de ce qui se passe vraiment, c’est se moquer de la misère des gens, ce n’est pas honnête; on ne peut pas se moquer de la misère des gens ; on ne peut pas rigoler de leur souffrance ».   photo © Pierre Piccinin (Bombardements sur Alep ; à droite, la Citadelle - juillet 2012) À l’aube, personne ne nous avait encore rejoints. Vers 8h00, les habitants de la maison où nous étions hébergés nous ont fait comprendre que plus personne ne devait venir ; le maître d’école du village, qui parlait quelques mots d’anglais, a été appelé à la rescousse : à notre demande, il nous a mis en contact avec un membre d’un autre groupe de l’ASL, et nous avons été conduits à Douer al-Zeitoun, un bled perdu dans la campagne. Pendant le trajet, le milicien nous a parlé de l’attaque de cette nuit ; il nous a dit que c’était un grand succès : des dix chars, deux avaient été détruits et les huit autres, encore opérationnels, étaient tombés aux mains de l’ASL, qui allait tenter de les faire entrer dans Alep, en appui aux trois chars qu’elle y possédait déjà, dans le quartier de Salaheddine… « C’est donc la première division blindée de l’Armée libre », a lancé Domenico. Nous allions apprendre, quelques minutes plus tard, par les officiers, que l’armée régulière, en se retirant, avait aussi abandonné aux révolutionnaires un formidable arsenal, qui leur permettra de reconstituer leurs réserves, lesquelles, sans aide extérieure, s’épuisaient rapidement, depuis qu’avait commencé la bataille d’Alep. Arrivés à Douer al-Zeitoun, nous avons été reçus par le colonel Abdel Jabbar al-Okaidi, dans une grande maison désaffectée. Lorsqu’il s’est présenté, j’ai immédiatement reconnu son nom : porte-parole de l’ASL à Alep et commandant de la place de Salaheddine, il en avait souvent été fait mention dans la presse, depuis quelques jours. Le général Mustapha al-Cheikh, chef du Haut Conseil militaire de l’ASL, m’en avait aussi parlé, quand je l’avais rencontré en Turquie, la veille de passer la frontière. Avec une magnifique amabilité, il nous a proposé d’entrer dans Alep, au cœur des combats, avec le groupe qui, dans la journée, devait y mener un médecin à l’hôpital dont l’ASL s’était rendu maître. En attendant, j’ai eu l’occasion de m’entretenir avec le colonel al-Okaidi sur les opérations militaires en cours : très optimiste, il m’a expliqué que la moitié d’Alep était aux mains de l’ASL et que l’armée régulière, malgré ses importants moyens, peinait à combattre en milieu urbain. Ainsi, à moins de détruire la ville pierre par pierre, m’a-t-il dit, le gouvernement devait s’attendre à une longue bataille. Comme toujours, depuis le début de notre expédition, nous avons été très courtoisement accueillis : les miliciens ont partagé avec nous gâteaux, thé, café, cigarettes aussi (si nous avions été fumeurs). Du fait de la forte chaleur, cependant, nous devions décliner ces offres et acceptions volontiers un verre d’eau, en revanche, de sorte que nos hôtes ne s’en trouvaient pas choqués. - Nous sommes au centre de la région sunnite, ai-je dit en me tournant vers mon compagnon de voyage. Mais, quoi qu’il en soit, les combattants de l’ASL n’ont rien d’islamistes surexcités. En plein Ramadan, à part l’un ou l’autre cas exceptionnel qui déroule son tapis de prière, ils boivent le thé, mangent et fument pendant le jour… Et ils ne respectent pas la prière. Ils ne se gênent même pas pour rire et parlent fort pendant que le cas exceptionnel prie dans son coin. On est décidément très loin de l’image des barbus radicaux que certains véhiculent en Europe. Où sont les djihadistes, les Afghans, les Libyens que d’aucun accusent de noyauter la révolution ? Ce sont simplement des civils, qui ont pris les armes, pour défendre leur village et leur famille, pour en finir avec ce régime d’oppression. - Toi et moi sommes ici les deux seuls vrais musulmans, a-t-il répliqué en souriant… En début d’après-midi, soudainement, tous les miliciens qui nous entouraient se sont activés. Le moment était venu. Nous allions entrer dans Alep. Avec nous, dans une voiture banalisée, le docteur Yasser, neurologue, qui rejoint son hôpital, sous la protection de l’ASL, et deux officiers. En un quart d’heure à peine, par les chemins de campagne, nous atteignons la route de Sheikh Najjar et la banlieue est d’Alep. Devant nous, des colonnes de fumée s’élèvent au-dessus de la ville martyrisée.   photo © Pierre Piccinin (Alep : on brûle les ordures qui s'accumulent - juillet 2012) Ici et là, s’accumulent les ordures, qui ne sont plus évacuées ; des camions de l’ASL distribuent de larges galettes de pain à la population qui se presse en longues files ; les volets de tous les commerces sont baissés ; et il nous faut slalomer entre les carcasses de voitures, les cratères creusés dans l’asphalte par les impacts des roquettes et les gravats des maisons éventrées par les obus et les fusées tirées par les hélicoptères de combat, qui jonchent les rues. La population d’Alep n’a pas pu s’enfuir à temps, et beaucoup de familles sont à présent piégées dans leur appartement. Nous descendons de la voiture : le chant grave du muezzin, l’appel à la prière, s’élève lentement dans l’air brûlant, entrecoupé par les explosions des bombardements. Lorsque qu’un obus de très gros calibre frappe le sol, on le sent vibrer sous nos pieds. Cette nuit, j’accompagnerai un peloton de l’ASL à l’assaut d’une artère tenue par des chars de l’armée régulière. Pour le moment, ma base d’action sera l’hôpital du quartier de Tarik al-Bab, où l’ASL attend une attaque de l’armée gouvernementale pour demain, après-demain peut-être. On m’y prête une chambre, la 308. En refermant la porte, sur le sol, j’y découvre une horloge à l’effigie du président al-Assad, appuyée au mur. « Il se cache là comme une petite souris », me dit, l’air goguenard, le milicien qui m’accompagne. Par sécurité, il me demande de ne pas divulguer le nom de l’hôpital tant que nous n’aurons pas quitté les lieux, contrôlés par l’ASL, mais fréquemment attaqués par les Shahibas, les miliciens qui soutiennent le régime. Il y a deux jours, m’explique-t-il, ils avaient atteint l’hôpital et essayé d’achever les blessés. C’est pourquoi, dans les ascenseurs et à chaque étage, des soldats de l’ASL patrouillent… L’air y est suffoquant : par 42°C à l’ombre, les fréquentes coupures de courant empêchent les climatiseurs de rafraîchir l’air. Régulièrement, en effet, le régime détruit les lignes électriques, que des techniciens qui supportent la révolution détournent et rétablissent autant que faire se peut. Les chirurgiens, qui reçoivent ici une partie des blessés de la bataille qui se déroule à Alep, opèrent donc comme ils peuvent, avec des moyens parfois dérisoires.   photo © Pierre Piccinin (Le photographe turc Sinan Gul, victime d'un sniper - juillet 2012) En début de soirée, un événement a ameuté tout l’hôpital. On vient me chercher dans le bureau du directeur où je rédige ma chronique ; on m’entraîne par le bras : un pick-up a déposé un photographe de presse de l’agence turque Anadolu, Sinan Gul : il a été pris pour cible par un sniper, alors qu’il travaillait dans le quartier de Salaheddine ; ses deux jambes ont été touchées… Nous ne sommes pas les bienvenus, et le régime le rappelle quelque fois. Mais le plus dur de la journée ne fut pas cet événement...   photo © Pierre Piccinin (Les blessés arrivent sans cesse à l'hôpital Dar al-Shifaa - juillet 2012) Une demi-heure après notre arrivée, deux camions ont apporté leur chargement de blessés. C’est comme toujours : le sang n’est pas d’un beau rouge vif, comme on le voit au cinéma ; il est roux, sale et, du fait de la chaleur, il sent très vite mauvais. Il y a aussi l’odeur d’urine et d’excrément, de ceux qui ont perdu tout contrôle d’eux-mêmes. J’ai beau avoir vu ces choses plusieurs fois déjà, lorsque j’étais sur la ligne de front, avec les rebelles, en Libye, par exemple, et, plus récemment, dans les geôles du pouvoir syrien… Ça fait toujours le même effet ; c’est désespérant. Certains hommes pleurent ; et je n’arrive pas moi-même à retenir mes larmes, tout en essayant de garder bonne figure et de sourire à celui-là, qui, essayant de parler sans pouvoir produire un son, me tend la main, que je prends entre les miennes. Voilà, brutalement, la guerre qui se manifeste et m’enveloppe, en quelques secondes. Les lésions sont souvent profondes, infectées, et la chaleur augmente les risques de gangrène, qui tue autant que les blessures elles-mêmes. Dans le domaine humanitaire non plus, la révolution ne reçoit aucune aide, d’aucun État, de personne...       Lien(s) utile(s) : Le Soir   Coupure de presse : en construction       Lire également :   - SYRIE / LIBAN (analyse) – Griffes de fer à Damas ; relents de guerre civile à Beyrouth   - SYRIE – Voyage en Enfer   - SYRIE - Chroniques de la révolution syrienne (I / VI)   - SYRIE - Chroniques de la révolution syrienne (II / VI)         © Cet article peut être librement reproduit, sous condition d'en mentionner la source www.pierrepiccinin.eu