David Bowie et l’année de l’araignée(s).
Au commencement, Bowie était déjà Bowie. Même si dans l’alcôve secrète de son cerveau tendue de taffetas criard, il n’était que David Jones. Remontons le fleuve du temps, jusqu’en 1964. Première apparition télé à la BBC. Visage juvénile perdu dans un casque blond et soyeux. Ses yeux, petites billes bleues scintillantes, racontent déjà quelle aventure extraordinaire il va bientôt vivre. Pour l’heure, il s’agit d’introduire son club, The Society for the Prevention of Cruelty to Long-Haired Men. Deux ans plus tard, le conservatisme et la bien-pensance s’inclinent piteusement devant la génération pop ; mods, hippies, héros modernes du Flower Power. Et devant Bowie donc. Lui tricote tranquillement ses premiers tubes, Love You Till Tuesday, She’s Got Medals, In The Heat Of The Morning en tête. Puis, c’est la première mue. Le folk laisse place à un son plus psyché, Space Oddity marque les esprits. Puis à un style hésitant entre hard, pop et cabaret. Avec The Man Who Sold The World et Hunky Dory, c’est le début de sa période la plus fascinante. Celle qui installe définitivement le mythe.
Au commencement des seventies, Bowie devint Ziggy. Et Ziggy claquait comme une vision de Broadway. Grande épingle à nourrice tordue et brillante. Plantée là dans une rue froide et lessivée de Londres. Ironiquement seul. LA rock star absolue ! Pose massive en même temps que lascive. Boots comme deux traits de khôl. Guitare électrique en guise de sac à main. Masculin et féminin. Toute l’ambiguïté réside dans ce point. Un détail que l’artiste avait imaginé, préparé, intégré depuis longtemps à son plan de com’. Pour émerger, il fallait créer un choc. Il sera d’abord visuel. Ziggy Stardust cultive le mystère, aussi épais qu’un brouillard londonien. Le deuxième choc sera bien entendu musical. Car derrière l’homme, on trouve trois araignées martiennes, Mick Ronson, Trevor Bolder, Woody Woodmansey ; SON groupe. De mémoire de rockologue, le meilleur line-up de Bowie. Alors que les quatre musiciens s’apprêtent à entrer en studio, ils ne savent pas encore qu’ils vont y graver l’un des classiques, si ce n’est le plus grand disque de la décennie. Pas une mince affaire quand on sait que la fin des Beatles a aiguisé les appétits. Quelques mastodontes écrivent en parallèle une toute autre histoire dans la même encre électrique : les inusables Rolling Stones, Led Zeppelin, Deep Purple, Genesis, Who, Pink Floyd. La cour des grands. Mais Bowie a le nez fin. Ces formations et leurs albums concepts en pagaille finiront par lasser. Bowie le sait. Seul compte l’essence du rock’n’roll. Pourtant, pour ne pas faire mentir l’air du temps, il compose onze titres qui formeront l’ossature définitive de The Rise and Fall of Ziggy Stardust and The Spiders from Mars. Pas vraiment un opéra rock malgré son titre à rallonge. Mais une habile variation sur le thème de la célébrité qui pénètre chacune des chansons. Et la traduction musicale de la fascination que le jeune songwriter porte au dernier film du grand Stanley Kubrick, A Clockwork Orange. Les paroles, obscures à souhait et dont seul Bowie semble détenir le secret, raisonnent étrangement jusqu’à entrer en connexion les unes avec les autres. L’homme étoile, Ziggy et Lady Stardust représentent les « personnages » d’une intrigue grandiloquente servant d’alibi artistique. Le coup de génie de Bowie, c’est d’avoir conçu l’album parfait, l’album qui préfère se finir dans les Classements et les Hits, non dans les bacs de la Désillusion Commerciale. Quelle en est la marque de fabrique ? Tout d’abord ses chansons. Aucune n’est à jeter. Certaines s’imposent, prennent plus de hauteur mais aucune, je dis bien, aucune ne déçoit ; mieux elles possèdent toutes leur part de magie. Aux côtés des vaisseaux spatiaux rock que sont Moonage Daydream, Starman, Ziggy Stardust ou Sufragette City, émergent des titres qui n’ont rien à leur envier, aguichant l’auditeur de leurs œillades merveilleusement arrangées. Five Years et Soul Love d’abord, la première développant progressivement une architecture sonore monumentale, la deuxième roucoulant des airs joliment romantiques. Il est plaisant de noter à ce stade la similitude rythmique entre les deux chansons. Après cette entrée en matière idéale, Moonage Daydream et son riff tronçonné par un Ronson au faîte de son art. Entre les violons superbes, en délit de fuite sur le final, les cuivres vindicatifs, le piano joué en riff perpétuel et la voix dédoublée de Bowie, on ne sait plus où donner de la tête. Celle-ci se perd dans un dédale de sons subtilement mixés et restitués en forme d’apothéose rock. Starman se le joue plus vicieux avec ses premières secondes inquiétantes, guitare acoustique esseulée, ululements psychotiques. Le morceau titre, dans sa version abrégée, incarne à lui seul les nouvelles options retenues pour se muer en standard immédiat. Mélodique et violent. Quant à la ville des suffragettes, elle dresse un pont entre passé et présent, hommage au masculin (?) à l’histoire de ces anglaises membres de la Women’s Social And Political Union sur fond de riffs fifties anachroniques. Malgré une profonde homogénéité, on ne se lasse pas de redécouvrir ces chansons en apparence plus légères, toutes placées en face B. De It Ain’t Easy, unique reprise rénovée de fond en comble avec son clavecin stellaire et sa voix haut perchée là où l’original fleurait bon le bluegrass poisseux, au très catchy Hang On To Yourself en passant par Star et ses dernières secondes limpides, Bowie n’en finit pas de surprendre. Avec Rock’n’Roll Suicide, il nous assène le coup de grâce. Dans tous les sens du terme. Tout est bon. GRAND. Rien d’étonnant à cela, le groupe semble inoxydable, soudé par cette envie de faire du rock’n’roll. Pas du prog. Pas du psychédélisme. Mais un rock court, engagé, respectueux du contrat passé avec lui-même. Fucking piece of music ! De la section rythmique aux soli de guitare, chacun maîtrise sa partition. Bowie se chargeant quant à lui des orientations musicales, arrangements et idées, dégainant parfois son saxe pour immortaliser quelques chorus. Last but not least, les Spiders évoluent sous l’égide de Ken Scott, un ancien ingénieur son d’Abbey Road ayant œuvré avec les Beatles et nouvellement reconverti en producteur. Sa science des techniques d’enregistrement confère à The Rise and Fall Of Ziggy Stardust une patine incroyable, mate, chaude. Malgré le succès critique, les concerts noyés dans la distorsion et la clameur des foules, Bowie « suicide » son personnage. Conformément aux paroles de Ziggy Stardust. Mais cette décision nourrit un malentendu : David Bowie arrêterait définitivement la musique. L’artiste ne sortira pas indemne de cet imbroglio artistico-marketing. Isolé dans les mirages poudrés de la coke, en pleine errance conceptuelle, Bowie n’a plus d’identité à endosser. David Jones est nu. Souffreteux, grelottant dans l’hiver d’un futur à nouveau en brouillon. The Thin White Duke ? Une impasse formelle, intellectuelle, même si le succès ne se dément pas. Les fans sont à l’image de leur idole, accrocs, vidés, inaptes à réagir. Un voyage à Genève le libère un moment de l’addiction. Les chaînes tombent, les idées reviennent. 1976, il renoue avec l’inspiration et accouche de Station to Station. De la Suisse, il embarque pour Berlin, la ville qui lui ressemble le plus. Sous haute influence Krautrock, il produira en ces lieux symboliques sa trilogie berlinoise : Low, Heroes, Lodger. Deuxième époque passionnante d’une carrière prolifique. Avec les eighties, une parenthèse s’ouvre qui durera jusqu’à aujourd’hui. Car depuis ces années, malgré une concurrence ombrageuse, Bowie survole la mêlée. Et bien que l’audace ne soit plus d’actualité, il reste pour les nouvelles générations une référence ultime. Vivant, il est devenu au fil du temps une figure éternelle, un mythe contemporain au sens Artistique du terme. Oui. Ziggy serait fier de lui. Et pourtant, la question reste entière : qui est réellement Ziggy ? Hypothèse numéro une, derrière le fameux personnage se cacherait Iggy Pop que Bowie fréquentait (et révérait). Hypothèse numéro deux, moins connue : l’icône blonde platine serait l’incarnation d’un Elvis fantasmé, superbe dans ses habits de lumière, glam et rock à la fois, et en même temps liposucé jusqu’à la moelle, radieux et filiforme. Précision ajoutée, Ziggy peut reposer en paix.
http://www.deezer.com/fr/music/david-bowie/the-rise-and-fall-of-ziggy-stardust-and-the-spiders-from-mars-40th-anniversary-edition-remastered-remastered-2962141
07-08-2012 |
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