Syrie - Chroniques de la révolution syrienne
II. Plutôt brûler Alep ! (Le Soir, 30 juillet 2012 - 2/6) - Texte intégral
photo © Pierre Piccinin (Quartier général de la rébellion, au nord d'Alep - juillet 2012)
par Pierre PICCININ (en Turquie et Syrie – juillet et août 2012)
Pierre Piccinin, jeune historien et politologue belge, avait défrayé la chronique en mai, quand il avait été arrêté en Syrie, torturé puis expulsé, alors qu'il voyageait sans animosité envers le régime en place. Aujourd'hui, il continue ses missions d'observation en Syrie.
Le Soir a publié une série de six chroniques, en exclusivité.
[ Lire: Chroniques de la révolution syrienne (1/6) ]
Quelque part, aux portes d’Alep (29 juillet 2012) – Hier soir, avec Maher, j’ai quitté Gaziantep en voiture, accompagné de mon ami Domenico Quirico, grand reporter à La Stampa, qui m’a rejoint en Turquie.
Maher est un jeune syrien de la région d’Alep, qui faisait ses études en Europe quand la révolution a commencé. Avec plusieurs de ses amis et son cousin, restés en Syrie, il a organisé un petit réseau dans le but d’acheminer vers les médias occidentaux les photos, vidéos et informations récoltées sur le terrain de la répression. Il nous accompagnera durant notre séjour ; il connaît le groupe de combattants qui contrôlent la zone frontalière au sud de Gazantiep.
Mais, d’emblée, les choses ne se sont pas passées comme prévu : depuis quelques jours, les Turcs ont bouclé les frontières. Le poste de Killis est fermé. Il faut donc entrer en Syrie par les chemins des contrebandiers et payer des passeurs. Leur prix est élevé ; ils savent que nous n’avons pas le choix, et nous devons leur verser quatre cents dollars américains par tête.
Une voiture, tous feux éteints, nous conduit d’abord à travers champs. Un peu plus tard, nous en descendons, et on nous indique la route à suivre : un petit chemin de terre qui serpente entre les oliviers ; « surtout, restez sur le chemin ; c’est tout droit ; ne marchez pas sur les bas-côtés : ils sont minés »…
Nous atteignons une ligne de barbelés en rouleau ; c’est la frontière. En rampant sous les barbelés, nous franchissons l’obstacle : sac au dos, de nuit, à travers les collines, nous sommes entrés en Syrie.
La difficulté était double : éviter les patrouilles de la gendarmerie turque, qui craignent un afflux de réfugiés que la bataille d’Alep va déplacer ; contrairement à ce qui a souvent été affirmé, par moi-même notamment, sur base d’informations mal vérifiées, les autorités turques ne facilitent pas les mouvements des combattants de l’Armée syrienne libre (ASL) qui tentent de trouver une retraite derrière la frontière… D’autre part, il faut se cacher d’éventuelles incursions de l’armée régulière syrienne dans la bande frontalière que l’ASL a réussi à contrôler.
Le risque d’en rencontrer était d’autant plus grand, maintenant que le régime a lancé sur Alep la plus vaste offensive de toute l’histoire de cette révolution, conscient que la bataille d’Alep sera déterminante pour sa survie. Notre anxiété était vive, car la lune était presque pleine, et le ciel, bien dégagé ; or, nous devions parcourir un peu de chemin à pied, complètement à découvert, dans un paysage de buissons et de rochers.
Une patrouille de l’ASL nous a rapidement repérés ; « saafi ? » (« journaliste ? ») ; je présente mon passeport. Comme toujours, comme en Libye, comme au Yémen, la Belgique est bien accueillie ; ce petit pays, qui ne veut de mal à personne… Les miliciens, kalachnikov à la bretelle, nous emmènent à leur camp, un peu plus loin, dans un champ d’olivier. Nous sympathisons très vite avec la petite troupe, avant de monter dans un autre véhicule qui nous conduira jusqu’à une villa abandonnée où nous allons passer la nuit.
Aucun check-point ; et les habitants des villages traversés préparent paisiblement leur soirée. Le véhicule avance entre les rangées d’oliviers et de figuiers. Un vent rafraichissant souffle sur la plaine. La région, sous contrôle de l’ASL, semble calme. Mais ce n’est qu’une apparence.
Nous avons passé une frontière ; là d’où nous venons, les gens font leur vie. De ce côté, c’est la guerre et ses massacres, et la Syrie hurle dans un monde impassible. Comme si, de l’autre côté d’une frontière, ce n’étaient plus des hommes qui vivaient là. J’avais connu le même sentiment en franchissant la frontière libyenne en août, puis en novembre. C’est douloureux.
photo © Pierre Piccinin (Visages de la révolution syrienne* - juillet 2012)
* Les photographies des combattants sont publiées uniquement avec leur accord
Nous sommes arrivés un peu avant minuit dans la bourgade de Masqan, à vingt kilomètres à peine au nord d’Alep. « Merci à Dieu, parce que nous sommes arrivés en paix ». Au loin, retentissaient les explosions des bombardements de l’artillerie gouvernementale sur les villes tenues par l’ASL : Azaz, au nord ; al-Bab, à l’est ; et sur Alep, et pas seulement le quartier de Salaheddine… Depuis le matin, Damas a ordonné l’assaut sur les positions de l’ASL dans le nord. La « Bataille de libération de la capitale » est perdue. C’est donc ici que pourrait se jouer l’avenir de la révolution.
Sur Hayyan aussi, à une dizaine de kilomètres de notre gîte. La ville est en partie détruite. Quelques heures avant notre arrivée, trois frères et les deux fils du plus âgé, dont un adolescent de quinze ans, Moushab, le plus jeune, ont été retrouvés morts sur une petite route de campagne, les mains liées dans le dos. Ils avaient été arrêtés hier par la police secrète, alors qu’ils se rendaient à Alep. Leur seul crime : leur nom, Osso, celui d’une famille dont la plupart des membres ont pris le parti de l’insurrection. Cruellement torturés tous les cinq, les doigts des mains coupés, ils ont été achevés d’une balle dans la tête. Ils serviront d’exemple…
À al-Bab, le 23 juillet, il y a quelques jours, un bombardement avait tué une trentaine de personnes, surprises dans leur sommeil.
Les garçons de l’ASL ont partagé leur repas avec nous, sur fond de bombardement. Et nous avons passé la nuit avec eux, sous le ciel étoilé. Vers 5h00, les retentissements des bombardements se sont intensifiés, venant d’Alep, et, une demi-heure plus tard, plusieurs formations d’hélicoptères ont survolé le village, en direction d’Alep toujours. Un peu avant 6h00, les bombardements ont repris un rythme plus espacé. Avec l’aube, depuis le toit de la maison, on apercevait au loin des colonnes de fumées. C’était Alep.
Plutôt brûler Alep que céder au peuple ! C’est donc l’option prise par le gouvernement.
Le lendemain, nous nous sommes remis en route, via Hayyan, située à une quinzaine de kilomètres d’Alep.
Toute la région, chaque bourgade, est aux mains de l’ASL. En juillet 2011, lors de mon premier séjour, le gouvernorat d’Alep était tout à fait calme ; aucun soulèvement n’y était signalé. Aujourd’hui, l’armée gouvernementale a été complètement chassée du nord et de l’est du gouvernorat, et l’ASL est dans Alep où la plupart des quartiers, y compris la citadelle, bombardée par l’artillerie, s’insurgent contre le régime.
Il n’y a plus de doute, désormais, que les événements de ces derniers mois ont donné une toute autre figure à la révolte syrienne, et qu’il s’agit de la révolution de tout un peuple.
Arrivés à Hayyan, nous avons rencontré le groupe de miliciens qui tiennent la place. La plupart des civils ont fui les bombardements ; Hayyan est une ville fantôme. Comme partout ailleurs, je constate que les rebelles manquent d’armement : quelques armes antichar vétustes, prises à l’armée régulière, une mitrailleuse chinoise à magasin et, bien sûr, les habituelles kalachnikovs.
Fièrement, ils nous montrent un char d’assaut, gisant au beau milieu de la voie rapide, qu’ils avaient détruit fin juin, avec ces mêmes armes.
Ensuite, ils nous conduisent à leur prison, là où sont retenus des soldats, des collaborateurs du régime et des Shabihas, les miliciens d’al-Assad, capturés lors des affrontements il y a plusieurs semaines. Une trentaine d’hommes sont assis le long des murs d’une pièce en sous-sol. Nous pouvons leur parler, mais en présence de leurs gardiens. Ils sont en bonne santé et semblent bien traités ; sauf un, que je remarque : il a le visage tuméfié et semble effrayé. Je m’informe de son cas :
- A-t-il été blessé lors des combats ?
- Non, pas pendant les combats.
La réponse nous paraît claire ; je n’insiste pas…
Pendant que Domenico s’intéresse au cas de deux détenus accusés d’être des Shabihas, un homme déboule de l’escalier, une massue cloutée à la main, et entre dans la cellule principale, provoquant l’effroi des prisonniers. Les autres miliciens l’empêchent de poursuivre : « saafiyin, saafiyin… » (« les journalistes, les journalistes… »), lui murmurent-ils, tout en tentant de dissimuler la massue. Sur quoi l’homme s’en est allé…
À peine étions-nous ressortis de la prison que des hélicoptères ont survolé Hayyan ; en quelques secondes, la rue s’est vidée des miliciens ; nous avons, nous aussi, couru nous mettre à l’abri. Après quelques passages, le ciel s’est dégagé, et nous avons poursuivi jusqu’à un village, à quelques kilomètres de l’entrée d’Alep, où j’apprends, au moment où j’allais envoyer mon texte, qu’une partie des combattants qui nous accompagnent vont passer la nuit et dont, pour leur sécurité, je dois retirer le nom.
En outre, l’utilisation systématique d’hélicoptères de combat pour traquer les pelotons de l’ASL dans les rues des quartiers insurgés handicape grandement les rebelles, qui demeurent démunis face aux attaques aériennes, aucune démocratie n’ayant accepté de leur fournir les roquettes que les États-Unis avaient accordées, en revanche, aux rebelles libyens.
Lorsque nous approchons de la ville, seule la route de Sheikh Najjar, au nord-est, est encore partiellement tenue par l’armée syrienne libre. Les quelques journalistes, dont nous avons appris qu’ils seraient entrés avant le déclenchement de l’offensive gouvernementale, seraient pris au piège par l’armée régulière, qui a presque réussi son mouvement d’encerclement de la cité, coupant les combattants de l’intérieur de tout renfort et ravitaillement en matériel et munitions.
Nous nous approchons cependant, mais le terrain est trop à découvert et les hélicoptères, qui décollent de la base de Menej, toute proche, sillonnent le ciel en permanence, mitraillant la route de Sheikh Najjar. Nous devons faire demi-tour…
En fin d’après-midi, un officier de l’ASL nous rejoint chez l’habitant qui nous cache : une opportunité se présente d’entrer ; nous devons partir dans une heure. Domenico et moi ne nous cachons pas notre inquiétude mutuelle… La question qui nous préoccupe : pourrons-nous ressortir ?
Mais nous ne sommes pas arrivés jusque-là pour renoncer sur un moment d’angoisse.
Il nous reste à peine le temps de nous préparer et d’alléger au maximum notre sac...
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