Qu’est-ce que l’ « infime » ? C’est de la « buée » : ce qu’on ne sait pas au-delà ou en deçà de ce que l’on sait. Mais il ne s’agit pas de la masse de connaissances existantes demeurant hors de portée d’une vie d’homme. Chez Ancet, l’infime est cette frange de non-savoir au bord du quotidien le plus plat, prosaïque, normal. Le premier poème du livre est emblématique : « On entre dans un nouveau silence. / On ne sait pas s’il a un nom. / La neige le recouvre et l’éclaire. / On ne sait rien. On ne saisit qu’un / mouvement de doigt dans la lumière, / un visage, la pause d’un pied. / On entre dans ce qu’on ne sait pas. » (p.11) Cette affirmation que la poésie n’est pas de l’ordre du savoir, de la maîtrise, de la pensée, est une sorte de leitmotiv du livre. Cela n’exclut en rien la part disons technique de l’écriture, mais cela insiste sur un enjeu central : la poésie est un mode particulier, autonome, d’appréhension du monde. « Sans savoir, on entre dans l’infime. » (p.12) « On ne sait pas. » (p.36) « Ce qu’on ne sait pas est ailleurs : dans le regard évaporé et le réseau des veines – dans ce qu’il reste à vivre. »(p.61) « Plus je vais, moins je sais, oui. » (p.77) « On ne sait pas. » (p.90) « La mort, la vie et, entre, ce qu’on ne sait pas et qu’on traverse sans savoir. » (p.110) « Je ne sais pas, répète-t-il, je ne sais pas. » (p.257) « On ne sait pas mais on insiste. Quelquefois, ça se rapproche. On va savoir. C’est comme une lueur, là. Ça vibre. Ça s’éloigne. C’est et ce n’est pas. On dit c’est rien. » (p.271)
On mesure la constance de la quête d’Ancet : elle fait l’unité poétique de tout le livre, et peut-être de l’œuvre. C’est creuser sans fin une expérience, elle-même infinie sauf la mort, celle de vivre. « On est là. » (p.13) mais comme débordé par cette expérience même d’être là. D’ordinaire, dans la vie pratique, on réduit cette expérience à ses 95% de lisible, dicible, utile, échangeable : « la surface plane des choses arrêtées dans leur nom. » (p.88) On se maintient dans et on participe à « l’assourdissant brouhaha du jour » (p.262) Dans la vie poétique, c’est exactement le contraire : on centre sur les 5% qui restent, la part irréductible de l’expérience de vivre. Ancet travaille une « infime » bande passante d’être, illisible autant qu’évidente. « On se tait. Les mains poursuivent / des objets invisibles ou peut-être / une forme d’air. On ne sait pas / ce qu’on cherche, mais c’est là, on le sent. » (p.25)
De même pour Alexandre Hollan qui pousse le visible jusqu’aux marges du reconnaissable. C’est encore un feuillage mais déjà une ombre, un reste vague d’arbre, une trace sombre sur la nuit qui l’infuse, l’absorbe lentement. Il y a encore quelque chose et déjà plus rien. Le poète et l’artiste ont vraiment en commun cette interrogation sur le tremblé, l’ « entre » (p.191), la limite floue. On repense à Verlaine : « La neige incertaine / Luit comme du sable. »
Ajoutons peut-être qu’il y a dans Comme si de rien, à la différence de Travaux de l’infime et alors que les deux livres naviguent dans la même zone frontière d’être, une part plus sensible de heurt, d’échec. Le livre s’ouvre sur ce vers : « Il ne sait plus faire. Plus du tout. » (p.9) Et le même constat se poursuit par la suite : « Il a cru pouvoir dire. Mais non. » (p.12) « Écrivant la date, il sait qu’il ne pourra l’habiter, qu’il est déjà trop tard. » (p.23) « Il se dit que plus. Qu’il ne va plus pouvoir. » (p.39) La force de ce livre tient à sa résistance durable face à l’obstacle : l’absence de mots qui diraient, porteraient, en finiraient avec l’expérience vécue. Là, on peut faire « comme si de rien », mais on vérifie une fois de plus l’affirmation reverdyenne : « La poésie n’est pas un simple jeu de l’esprit. » Elle est un combat ; et la grandeur d’un poète n’est pas de vaincre à tous les coups, mais de continuer à interroger sa part d’être et de langue.
[Antoine Emaz]
Jacques Ancet
Les travaux de l’infime
Dessins d’Alexandre Hollan
Editions Po&psy-Erès – Collection in extenso
314 pages – 18€
Comme si de rien
Editions L’Amourier – Collection Poésie
110 pages – 13€