Comme certains l'auront deviné, malgré mes cheveux presque ras de cet été, je suis un vieux hippie. Allons les enfants, venez autour du feu et mononc' R&B; va vous conter une vieille histoire.
Dans le temps, de nombreux groupes rock se sont mis à apparaître dont l'un ou plusieurs des membres avaient un bagage de musique classique. Ces musiciens-là, en général, adoraient le vieux rock'n'roll vintage, mais connaissaient également une autre façon d'imaginer la structure d'une chanson que le sempiternel 12 mesures 1-4-5 imposé par ce format très restrictif (typique des musiques peu maîtrisées présentées dans ce cas-ci par des blancs qui apprennent comme ils peuvent la musique des noirs sans trop la ressentir de l'intérieur, un peu comme un touriste apprend à dire bouénasse nachos).
Un truc s'est passé au début des années 60. James Brown a eu, il devait être bourré, l'idée folle de faire exploser les 12 mesures du R&B; en demeurant pendant une éternité de huit mesures sur la tonique, dans ce cas-ci le mi7 de Papa's got a brand new bag. Si, si, Papa venait d'inventer un tout nouveau genre. Le funk venait de créer son tout premier bourgeon. Une onde de choc a parcouru toute l'industrie du disque mondiale. Aretha Franklin a jeté son disque fraîchement terminé et mixé aux poubelles. D'autres l'ont imité. Les 12 mesures, c'était désormais ringard. À l'autre bout du globe et du spectre de la tonalité épidermique, les Beatles ont pigé l'immense liberté que venait de s'accorder le Parrain du Soul et sont allés s'affaler dans leurs sacs de haricots au patchouli en foutant partout dans leurs morceaux des ostinatos semblables sur une note et sur l'autre. La naissance du funk ouvrait ainsi la porte au rock progressif. Progressif dans le sens que la structure allait passer non plus du A au B et au C pour revenir au A, mais pouvait s'envoyer totalement en l'air et aligner les parties jusqu'à Z et même Z prime et X27/2… Enfin, vous voyez de quoi parle mononc'.
Si Tu Voulais est un morceau qu'on a toujours qualifié de prometteur. Quelques artistes pour lesquels j'ai écrit des morceaux me la réclamaient (mais je la gardais pour moi). Ensuite, beeh, c'était trop tard. Enfin, y manque le gros boum-boum-tsitsitsitsitsitiou qui détermine désormais la bonne musique. Pas de chance. J'aurais dû prendre l'enveloppe brune. Mais on ne se refait pas.
C'est une chanson qui parle de départ. C'est un mec paumé qui dit à sa blonde paumée qu'il a envie de se barrer avec elle. Mais on sent qu'ils ne vont pas bouger. Il y a un flou délibéré sur la nature de ce voyage, qui pourrait également être radical, disons, final. Comme je suis un vieillard qui a connu cette époque dont je parlais plus haut, j'ai toujours inclus dans cette chanson une partie où la musique quitte le plancher des vaches pour s'en aller ailleurs… Ce qui me semblait aller de soi.
Donc, l'autre jour, je fais entendre la chanson à ma voisine préférée, qui me dit ensuite :
— Dommage, le climax, ça climaxe pas.
— Oh.
— Ben ouais quoi…
Tu dis ça à un mec. Ouhm.
Alors le lendemain, je plonge dans le truc et j'ajoute plein d'orgue et je remonte les niveaux pour que ça arrache les poils du tapis. Elle rentre du boulot et passe me voir.
— Alors, ma chère, ça climaxe assez pour toi, maintenant ?
— Mais… Ça climaxe plus, mais euh… Pas beaucoup.
Ok. Le lendemain, je fous le solo de gratte à la poubelle. Je refais la guitare rythmique, je refais l'orgue auquel j'ajoute plein de notes et je le fais accentuer le deuxième temps super fort, pour que ça se mette à groover genre ratatam-poutpout, style Janis un peu. Elle est en train de se déshabiller (il fait chaud, chez moi).
— Écoute-ça, j'ai fait climaxer au max. C'est climax de chez climax.
— Uhm…
— Ben quoi ?
— Ça climaxe un peu plus, c'est sûr. Ouais. Super.
— Menteuse.
— Ben…
Le lendemain je refais la batterie, j'ajoute plein de notes à puissance maximale, j'invente des chops de fou, des roulements, machin… Je refais la basse en y mettant le paquet, glisse, appuie, trille, enfonce !
— Ah. Ça commence à climaxer un peu, là, ouais. Continue.
— Grosse pute borgne aquatique à Grenoble de mes couilles qui puent la mort aux rats.
— Quoi ? Tu murmures-quoi, là ?!
— Non, rien. Je disais que je vais devoir réajuster le compresseur sur les micros d'ambiance.
— Ok.
— Ouais, c'est ça.
— Si tu le dis.
— Ouais, c'est la solution.
— Bon ben parfait. Ça va climaxer, alors.
— Ouuh ouais. À mort.
— Ok. Contente pour toi.
— Mouih.
Évidemment, je ne la lui fais plus entendre, désormais, cette chanson. Là tout est dans le rouge, etc. J'ai fait de mon mieux. Si vous ne climaxez-pas, c'est que je joue tout seul comme un taulard au fond de ma petite chambre encombrée avec comme seule distraction les ronrons de Modestine et pas la moindre chance de me réfugier dans le scotch. Voilà. Adressez vos plaintes à ma compagnie de disque, quand j'en aurai trouvé une un jour.
Climax, vais vous en foutre, moi, du climax.
Le morceau ? Ah, le morceau.
Je le mixe ces jours-ci.
Allons.
Patience, machin, plus force ni que rage.© Éric McComber