Il y a dans l’existence de chacun d’entre nous des moments-clés et des personnes qui resteront des phares pour toute notre vie. Par exemple, la fille qui nous a dépucelé, jamais nous ne l’oublierons. Le brave samaritain qui pour la première fois nous mit une canne à pêche dans les pattes fait également parti de ces personnes qu’on n’est pas prêt de laisser filer et dont la mémoire continue de nous faire des visites d’amitié.
Le vieux Karl dont il est question dans cette histoire reste une de ces rares lumières.
Je venais à peine de débarquer de Paris et me voilà avec mon extraordinaire femme, mi hawaïenne, mi japonaise, en train de rafistoler une ruine dans l’État de New York, pas très loin de la vallée de l’Hudson. Vous ne pouvez pas savoir le charme de cet endroit, planté en plein milieu d’une forêt, au bord d’une rivière douce et limpide, la Roundout creek.
Au bout du chemin de halage, dans une roulotte, c’est là qu’il habitait Karl. Vieux bonhomme tout bossu ressemblant à un mélange des sept nains de Blanche Neige, tout bougon et tout ridé. Il m’arrivait de le rencontrer quelquefois dans la forêt, toujours une canne à pêche dans les pattes. Et puis un jour, il s’est arrêté en face de moi et a commencé à me baragouiner des trucs incompréhensibles. Il faut dire que mon anglais était à l’époque aussi primitif que Karl ; nous étions donc faits pour devenir » buddies « .
C’est vrai que rapidement le vieux m’avait pris en affection. Allez donc savoir pourquoi ? Peut-être parce que, tout ce qui touchait à la nature, à l’époque, c’était du chinois, pauvre parisien émigré et que mon nouvel ami avait un peu pitié de moi…Je m’aperçois, à ce stade de l’histoire que j’ai oubliée de vous préciser quelque chose d’important. C’est qu’à l’époque nous étions ma femme et moi, raides comme des passes- lacets et que nous nous nourrissions presque exclusivement d’épis de maïs qu’on allait piquer dans le champ voisin. (Dieu qu’ils étaient délicieux ces épis de maïs grillés sur le feu !) Pour nous venir en aide, le vieux prit alors la décision héroïque de m’apprendre à pêcher les black-bass de la rivière. C’était toujours extraordinaire d’assister aux leçons et de le voir penché en avant, tendu comme un héron, suivant le fil de pêche de sa canne qui commençait à se déplacer de manière peu orthodoxe, signe infaillible qu’un poisson avait trouvé la grosse larve (Hellgramite ) qu’il avait accrochée à son hameçon, fort à son goût.
Le plus fascinant était le moment ou Karl ferrait le poisson. Comment son vieux corps perclus de rhumatismes arrivait à se tordre vers l’arrière avec cette violence, relevait d’un mystère. Toujours est-il que le panier de mon ami, à la fin de la journée, était rempli de Black-bass magnifiques. Jamais vu des poissons aussi gros et aussi beaux. Vert bronze et brillants comme des lingots d’or au soleil. Des merveilles. Mon nouvel ami était aussi un chasseur et trappeur extraordinaire. Il avait vécu comme ça toute sa vie dans la forêt et en connaissait admirablement tous les secrets.Un jour, sur le chemin du retour il m’ordonna : « Retiens ton chien ! Vite ! Là dans le fourré il y a un serpent « Copperhead » ! Ces serpents, je l’ignorais comme beaucoup de choses, sont extrêmement venimeux . Malheur à celui qui lui marche sur la queue !. Le vieux Karl s’empara alors d’un gros caillou sur le bord du chemin et le balança sur la bête. D’un coup d’un seul, paf ! Plus de serpent.
Ce type aurait fait un merveilleux tireur dans une équipe de pétanque.
Et puis un jour , paf ! c’est lui qui a cassé sa pipe.
Des individus comme ça il ne doit plus rester beaucoup dans les bois de l’Hudson River. C’était une sorte de Derzou Ouzala personnage merveilleux du film d’Akira Kurosawa et j’ai eu l’immense privilège de le côtoyer.
C’est drôle, la semaine dernière, en faisant le ménage du foutoir de mon atelier, j’ai remis la main sur une photo d’une de mes peintures de l’époque qui portait le titre : « Portrait de Karl » tableau que j’avais vendu dans une galerie de New York et avec les sous, je m’étais payé une vraie de vraie canne à pêche.
Merci vieux Karl. I still miss you !