Distribanques à sec, cartes de crédit hors-jeu, factures impayées, contrats commerciaux au tapis, bref, particuliers ou entreprises, c’est égal : nul ne souffrirait durablement que son commerce défaillît d’un manque de liquidités ! Pour éviter pareille thrombose, les banques organisent le drainage en s’échangeant au quotidien des capitaux, à plus ou moins court terme et moyennant intérêt. Ainsi, ce marché interbancaire, étendu aux principales devises de la planète, qui permet aux unes de prêter temporairement aux autres les fonds qui leur font défaut, assure-t-il la fluidité de l’économie. A défaut, comme on le vit en 2008 quand Lehman tomba, les banquiers centraux interviennent massivement 3, non sans gager toutefois leurs prêts contrairement aux opérations de gré à gré qui s’effectuent sans contrepartie – unsecured lending. Mais à l’ordinaire, ces taux sont affaire de famille. Naguère, ceux-ci étaient topés à l’ancienne, négociés au bec à bec, les yeux dans les yeux par des missi dominici des banques chèrement payés 4. Mais bien vite, la mondialisation financière montra le besoin de disposer d’une série de taux plus universelle, qui, outre les échanges interbancaires, pût mieux référer les calculs de prix de toutes sortes de produits financiers. En janvier 1986, la British Bankers' Association (BBA) publia les premiers taux LIBOR, en dollars américains, livres sterling et yens.
Des banques internationales de premier plan, et d’autres, de moindre calibre, sont sélectionnées par la British Bankers Association avec l’aide du Foreign Exchange & Money Markets Committee, pour fixer quotidiennement le(s) London Interbank Offered Rate 5. Dix devises sont examinées par les panels ad hoc 6-1, desquels l’agence Thomson Reuters fera émerger quinze taux LIBOR pour des échéances allant d’un jour à un an. Le(s) LIBOR fixant le taux des prêts en dollars américains est le plus en vue : son panel contient à ce jour 18 banques 6-2, questionnées chaque matin ainsi : « A quel taux pourriez-vous emprunter des fonds, si vous deviez demander et ensuite accepter des offres interbancaires dans un marché de taille raisonnable juste avant midi ? 6-3 ». Les quatre taux les plus élevés fournis par les trésoriers de chaque établissement, pour chaque terme, ainsi que les quatre plus bas sont écartés, et la moyenne des douze valeurs centrales devient le LIBOR du moment. La même procédure est appliquée uniment à tous les taux londoniens, au nombre d’intervenants du panel près 7, et s’est généralisée aux autres places financières comme Bruxelles (Euribor), Tokyo (Tibor), etc. Hélas, où qu’ils sévissent, ces taux ont la gaucherie de ne refléter aucune transaction réelle, et les biais sont nombreux : à ce jeu de poker menteur, la Barclays a viré en tête. Elle n’est pas la seule à avoir misé.
Voici donc le LIBOR, ce bastion que l’on voudrait fortifié comme une cité de Vauban, transparent comme un cristal de Bohême, aux prises avec « le scandale probablement le plus important de ces dernières années 8 ». De la magnitude de la City il tient sa prégnance planétaire, servant de base à tous les marchés de gros du crédit, embrassant le chiffre hallucinant de 350.000 milliards d’euros en sous-jacent ! De sorte que le moindre de ses frissons à la hausse ou à la baisse est de grande conséquence pour nombre d’agents économiques, notamment la multitude endettée à taux variable. Et le soupçon est gros qu’entre 2005 et 2008, les traders de la Barclays, par l’odeur alléchée, se soit appliqués à orienter indûment le(s) LIBOR : car en matière de dérivés financiers, déceler l’avenir revient à gagner à coup sûr ! « Nous avons besoin d'un taux très bas lundi prochain, qui pourrait nous rapporter gros. Nous apprécierions vraiment une aide de votre part 9», ou bien : « J’ai un énorme fixing lundi, quelque chose comme 30 milliards de dollars, et j’aimerais qu’il soit très, très, très haut. Peux-tu faire quelque chose pour aider ? 10 ». De tels courriels sont légion, qui prouvent combien la muraille de Chine, toute déontologique, entre les trésoriers et les traders d’une même banque est aussi fine que du papier à cigarette. Et le fixing du LIBOR assure qu'une vaste collusion ne put qu’elle ne fût à l'œuvre.
Mais le mobile de l’affaire est double, et le second, quoiqu'aussi connivent, confine presque au pathétique. La crise financière des subprimes, qui lamina nombre de belles américaines, ruina la confiance entre les banques qui se suspectaient l’une l’autre de détenir des actifs toxiques. Une tension sur le LIBOR eût à tout le moins dû s'ensuivre, en accord avec la question posée aux trésoriers 6-3 : mais il n’en fut rien. En novembre 2007, des experts s’intriguèrent d'un LIBOR « étrangement bas » lors d’une réunion de la Banque d’Angleterre 11 ; en juin 2008, Timothy Geithner, secrétaire américain au Trésor, signala aux autorités britanniques des risques de manipulation12 ; nul n’y fit, surtout pas Paul Tucker, Vice-Gouverneur de la Banque d’Angleterre, lui-même suspecté d’avoir implicitement donné un blanc-seing à Bob Diamond, patron de la Barclays aujourd’hui démissionné, pour qu’il minore les taux que sa banque soumettait. Car, en citant des taux plus hauts que ceux qui étaient réellement exigés, Barclays aurait alarmé la place, et risqué un étranglement à la Northern Rock que Gordon Brown nationalisa en 2008. Impensable, pour Barclays et beaucoup d’autres sur qui l’ombre plane du LIBOR ! Ainsi, une fois encore, le système financier, cynique et roué, qui ne trouve opportun que ce qui lui paraît utile, et utile ce qui lui paraît juteux, continue-t-il de méfaire. Et de mentir tout à fait
L’enquête progresse ; tous les protagonistes adoubés part la British Bankers Association, et particulièrement onze d’entre eux, sont regardés du mauvais œil tant le scandale paraît planétaire ; des repentis se déclarent, craignant une ardoise salée 12 ; quelques traders, assurément de mauvaises personnes, sont désignées à la vindicte médiatique afin de mieux nier la responsabilité et la dimension systémiques du fait financier. Grâce au ciel, nul n’a eu à souffrir cette fois-ci ; plaise au même qu’il en soit encore ainsi la prochaine fois.
(1) Pierre-Antoine Dusoulier (2009) - « Guide complet du Forex»
Page 244 - « Les spéculateurs sont de plus en plus nombreux sur le marché des changes. Les investisseurs particuliers et les Hedge Funds représentent à eux seuls 35% des transactions Forex et on peut considérer que plus de 90% des transactions totales n’ont aucun but commercial. Les monnaies étant un outil économique de premier ordre, beaucoup de critiques sont faites aux spéculateurs ; on les accuse notamment de gonfler artificiellement les cours et de ne pas permettre une juste valorisation d’une monnaie par rapport à une autre. »
(2) François Mitterrand (1978) - « L‘Abeille et l’architecte »
Page 195 - « Mardi 20 Juillet 1976 – Les opérateurs internationaux ne veulent plus de notre franc, non seulement parce qu’il baisse, mais aussi parce qu’ils pensent qu’il baissera. Ces opérateurs, on les rencontre partout où il y a de l’argent à gagner, et d’abord l’argent facile, comme celui que procure la spéculation sur les changes (…) La brèche ouverte, il ne reste plus aux opérateurs de taille modeste, entreprises et particuliers, qu’à s’y engouffrer. »
(3) Alain Roncin – OFCE 2007/4 N°103 - « La finance mondiale dans la tourmente »
Page 171 - « Les opérations d’open market constituent le moyen privilégié d’intervention des banques centrales par lesquelles elles injectent ou retirent des liquidités sur le marché monétaire. Elles représentent l’outil le plus efficace permettant de piloter l’évolution du taux au jour le jour qui est ainsi maintenu à un niveau proche du taux directeur que fixent les autorités monétaires (…) Quelle que soit la nature de l’opération de refinancement, les prêts consentis doivent être garantis, c’est-à-dire que les établissements n’obtiennent le refinancement qu’à condition de céder en contrepartie un montant correspondant d’actifs éligibles (collatéral). »
(4) Le Temps, le 02/04/2012 - « Le Libor est le symbole des excès d’une finance écrivant elle-même ses règles »
(5) Taux Interbancaire Offert à Londres
(6) Site Internet de la British Bankers Association (Révision Mai 2012) – www.bbalibor.com
Nombre d’intervenants du panel pour chaque devise traitée : (USD) Dollar américain (18) – (GBP) Livre anglaise (16) – (EUR) Euro (15) – (CHF) Franc suisse (11) – (CAD) Dollar canadien (9) – (AUD) Dollar australien (7) – (NZD) Dollar néo-zélandais (7) – (DKK) Couronne danoise (6)- (SEK) Couronne suédoise (6).
Panel des 18 banques pour l’US dollar : Bank of America, Bank of Tokyo-Mitsubishi UFJ Ltd, Barclays Bank Plc, BNP Paribas, Citibank NA, Credit Agricole CIB, Credit Suisse, Deutsche Bank AG, HSBC, JP Morgan Chase, Lloyds Banking Group, Rabobank, Royal Bank of Canada, Société Générale, Sumitomo Mitsui Banking Corporation, The Norinchukin Bank, The Royal Bank of Scotland Group, UBS AG ;
« At what rate could you borrow funds, were you to do so by asking for and then accepting inter-bank offers in a reasonable market size just prior to 11 am ? », soit, en français : « A quel taux pourriez-vous emprunter des fonds, si vous deviez demander et ensuite accepter des offres interbancaires dans un marché de taille raisonnable juste avant midi ? »
Autres banques, non citées au 6-1, intervenant pêle-mêle dans les panels de la BBA : Abbey National Plc, Bank of Tokyo-Mitsubishi UFJ Ltd, Mizuho Corporate Bank, Bank of Nova Scotia, Canadian Imperial Bank of Commerce, Commonwealth Bank of Australia ;
(7) L’Agefi, le 04/08/2012 -« Les deux phases su scandale du LIBOR »
« Pour le panel concernant le dollar américain (ndla : 18 banques à ce jour), cela signifie que les 4 taux les plus élevés et les 4 taux les plus bas sont écartés, la moyenne étant calculée sur la base des indications des dix banques restantes. La règle «4/4» prévaut pour des panels comptant au moins 15 contributeurs. Entre 11 et 14 contributeurs, une règle «3/3» est appliquée, la règle «2/2» étant valable pour des panels entre 8 et 10 contributeurs. Pour les panels de 6 ou 7 contributeurs, seuls le taux le plus élevé et le taux le plus bas sont éliminés »
(8) Jérôme Cahuzac, ministre français délégué au Budget sur Europe 1 le 19/017/2012
(9) L’Expansion, le 17/07/2012 - « Pourquoi le Liborgate est une bombe pour le secteur bancaire »
(10) Paris Match, le 27/07/2012 - « Scandale du LIBOR : les traders trahis par leurs E-Mails »
(11) Le Temps, le 26/03/2012 - -« Le scandale financier qui arrive par UBS »
(12) Le Figaro.fr, le 18/07/2012 -« Libor : Timothy Geithner se défend »
« Le secrétaire au Trésor des Etats-Unis, Timothy Geithner, a (…) assuré que les autorités américaines avaient plaidé pour une réforme tôt et avec force. Geithner, qui présidait alors la Fed de New York, avait envoyé en juin 2008 un courriel au gouverneur de la Banque d'Angleterre Mervyn King dans lequel il formulait six propositions pour rétablir la crédibilité du Libor, Barclays ayant signalé des problèmes dès 2007. »
(12) Euronews, le 13/07/2012 -« Libor : les banques impliquées pourraient payer globalement 14 milliards de dollars d’amende »
« Les onze banques internationales impliquées dans le scandale de manipulation du Libor s’exposeraient à une facture de 14 milliards de dollars jusqu’en 2014. Les analystes de Morgan Stanley estiment que les amendes réglementaires réduiront le bénéfice par action de 2012 de 2 à 33% pour les banques impliquées. »
La banque britannique Barclays a accepté de payer 453 millions de dollars après avoir reconnu son rôle dans la manipulation du LIBOR.