"En ce lieu la mort se réjouit de venir au secours de la vie"
C'est ce qui est écrit sur le fronton de l'amphi de dissection à l'université de Bologne.Voila quelque-chose qui intrigue toujours autant les gens : les dissections humaines en médecine.En théorie à Descartes elles ont lieu en 3ème année, mais on peut s'y inviter dès la 2ème année pour peu que l'on montre un certain intérêt pour l'anatomie plus que pour le voyeurisme...
J'ai toujours été fasciné par l'anatomie. Tout petit je démontais tout un tas d'appareil "pour voir comment c'est fait dedans", "pour voir si c'est comme sur les images dans les livres...". Et l'anatomie était en quelque sorte la seule chose que l'on ne puisse pas démonter de cette façon.Sauf en médecine.
C'est tout de même assez particulier si on y réfléchit deux secondes. Il n'y a pas beaucoup de formations où l'on à le droit et les moyens d'avoir accès à des cadavres humains pour les disséquer...C'est une chance inouïe que l'on a de pouvoir constater par nous-même ce que l'on apprend dans la théorie. Et c'est pourquoi j'ai voulu attraper cette chance et suis allé à quelques dissections cette année.
Ça se déroule aux Saints-Pères, au 5ème étage. Déjà au service des livraisons vous pourrez y voir les dizaines de cercueils stockés dans l'attente de l'incinération des cadavres après dissection, bonne ambiance...
Vous montez donc au 5ème, déposez vos affaires dans une petite salle, et vous rentez dans la grande salle de dissection. Surréaliste.
Une trentaine de tables alignées, avec sur chacune d'elle un drap bleu. Et vous savez ce que sont ces bosses sous le drap. Je n'avais jamais encore vu de cadavre de ma vie, je suis servi...
Je m'approche de la table qui a été désignée à mon petit groupe. On enfile la surblouse, les gants, et on attend devant le drap bleu. Personne ne sait par où commencer.Le prof commence alors son laïus: "Aujourd'hui, on va voir la région de l'aine, vous commencerez donc par une incision le long du ligament inguinal blablabla...".Bon, bah c'est parti.On soulève le drap: surprise ! Notre patient du jour est sur le ventre ! Et pas question de le retourner, ça pèse lourd, ça suinte... Bref, on va donc faire la jambe, mais la face arrière.
Premier coup de bistouri, pas facile, on a presque peur de faire mal au cadavre. Et puis petit à petit l'appréhension disparaît, et on est dans le "vif" de la matière.Sauf que çà ne ressemble à rien. Dans les livres, les veines sont en bleu, les artères en rouges, les nerfs en jaune. Ici tout est gris. Même pas rouge, gris.Et parfois vert, jaunâtre, à cause de divers champignons qui en profitent...
Il faut dire qu'ils y a plusieurs qualités de cadavres :Le top, c'est quand vous faites de la recherche chirurgicale. C'est à dire que les chirurgiens testent une nouvelle technique sur un cadavre humain pour voir si c'est réalisable sur le vivant ensuite etc. Eux ont accès à des sujets encore "frais" (si on peut appliquer ce qualificatif à un mort...).La gamme du dessous, c'est pour ceux qui passent le diplôme d'anatomie (une sorte de spécialisation...). Ils ont accès à des cadavres relativement frais aussi.Et il existe encore une gamme en dessous, pour les étudiants de 3ème année. Les cadavres les plus vieux, les moins bien conservés.Du style "ah, on va pas pouvoir disséquer la jambe droite, elle a séché comme du jambon...". Ou bien "ah, ne touchez pas à celui-là, il a un champignon dangereux...".
Il y a aussi les gros, où il faut enlever les litres de graisses en grattant avant de voir quelque chose. Les maigres liquéfiés où tout tombe en lambeaux. Les grands séchés qui ont été comme momifiés et ne forment plus qu'une substance uniforme et compacte. Les hommes, les femmes, les fripés, les costauds, les petits, les grands... La maison de retraite dans son ensemble, en moins vivant.
Difficile de se dire que ces personnes vivaient quelques mois avant encore tellement la mort a transformé leur corps. Et parfois, on tombe sur des symboles qui vous ramènent la vérité en pleine face: une alliance intacte sur un annulaire décharné. Un vernis rouge vif sur des orteils décomposés...
On finit par se faire à son cadavre. Le regarder dans les yeux (qui ne sont plus que deux trous dans le crâne) n'est plus aussi gênant qu'au début. On lui donne un petit nom (Rosalie, Gérard...), on tombe sur un cathéter dans une veine ou une cicatrice et on en déduit alors qu'il a suivi tel traitement avant de finalement succomber à telle maladie...
Le prof passe de table en table. Quand il est là tout semble facile, visible. Quand vous seuls ne voyez que du gris, lui en deux coups de scalpels vous montrera nerfs, vaisseaux, tissus... On sent la passion chez certains qui semblent avoir la science de l'anatomie infuse. Et c'est comme dans le tableau de Rembrandt, sauf que les blouses ne sont plus noires mais bleues...
Au final, je me rends compte que deux heures ne suffisent pas à voir tous les détails d'une région, qu'au fil des séances on devient plus efficace, et que les dissections ne commencent à être pédagogiquement utiles qu'après un certain nombre d'heures.
A la fin de la séance, on reconstruit tout. On remet les muscles et les organes à leur place (ou on essaie...) et on referme le corps. Il restera sur la table jusque la séance de la semaine suivante. D'où l'odeur.Le premier jour ça ne sent pas très fort, pas autant qu'on pourrait se l'imaginer, juste la viande légèrement faisandée. Au fil des séances en revanche l'odeur se fait de plus en plus prenante et parfois il y a de vrais relents de puanteur. J'y ai laissé une chemise...
Quand on sort de la salle, on retourne dans le monde des vivants en quelque sorte. On est persuadé de sentir le mort à 3km à la ronde, et on se repasse en tête les images, les sons, les textures...
Le soir même on était au McDo avec des amis, et on discutait de cette journée à bâtons rompus. Je m'en excuse auprès des voisins qui espéraient juste manger leur frites sans avoir à subir ça...
PS: Les photos sont tirées d'un documentaire tourné dans la fac il y a quelques années et qui retrace les études de médecine du point de vue de plusieurs étudiants. Vous pouvez le trouver ici.