Actuellement, il ne fait pas bon être ouvrier en France. Il ne fait pas bon avoir son entreprise dans les petits papiers de l’État. Et la situation passe de pénible à inextricable si, en plus, c'est le ministre du Dressement Reproductif qui s'occupe de votre cas. L'exemple du volailler Doux est particulièrement criant, et illustre comment les intérêts bien compris de certains passent avant l'utilité collective...
Avant de rentrer dans le vif du sujet, présentons rapidement le contexte qui a occupé la presse ces dernières semaines.
Il y a quelques mois, on apprenait les difficultés grandissantes que traversait le groupe Doux, leader européen de la volaille. On savait déjà depuis 2007 que les activités de produits frais, poulets et dindes sans label, pour le marché français, violemment attaquées par la concurrence et sous la pression de la grande distribution, perdaient et perdent encore de l'argent. Avec la détérioration du climat général des affaires en France et la situation déjà fort tendue du groupe qui menaçait de faillite depuis 2010, le volailler s'est retrouvé dans une situation inextricable que les tentatives de délocalisation au Brésil n'ont pas arrangée du tout. Au passage, on notera que le groupe a toujours su tirer profit de la Politique Agricole Commune, des subventions et des aides d'état plus ou moins généreuses qui lui auront été dispensées à la faveur des crises (aviaires et autres) ; finalement, à l'image de toutes les autres entreprises qui auront joyeusement croqué des subsides étatiques, le groupe s'est endetté, affaibli et se retrouve maintenant en cessation de paiement.
Situation qui, il y a quelques semaines, a conduit le tribunal de commerce de Quimper à placer le groupe en redressement judiciaire, dans l'espoir qu'un repreneur se présente. Ce fut le cas avec Sofiprotéol. À partir de là, tous les ingrédients (politiques, économiques, financiers, marché de l'emploi et ministre frétillant) étaient réunis pour que la situation parte en sucette avec brio.
En échange de ces suppressions, Sofiprotéol proposait de sauver 3100 emplois. Compte-tenu de la structure du groupe, il s'agit très majoritairement d'emplois ouvriers. A contrario, la plupart des emplois supprimés ne sont pas des emplois d'ouvriers puisque plus de la moitié sont liés à la fermeture du siège du groupe, comprenant essentiellement des fonctions de support. Socialement, la proposition de Sofiprotéol pouvait être considérée comme "responsable" ; d'ailleurs, les syndicats semblaient assez favorables à cette offre. C'est suffisamment rare pour être noté.
Las. C'était sans compter sans l'intervention des gens de l’État, et en l'espèce, des juges du tribunal de commerce de Quimper. Grâce à leur vigoureuse entremise, couplée il est vrai à celle du cabinet ministériel de Montebourg (avec la finesse d'analyse et le doigté diplomatique judicieux qu'on imagine sans mal), la situation, déjà mal engagée, s'est rapidement transformée en foirade mémorable. Ce n'est pas exactement la première fois que je constate dans ces colonnes que les tribunaux de commerce sont régulièrement l'anti-chambre d'une catastrophe industrielle ; on se souvient en effet que l'immixtion des juges dans les difficultés d'une entreprise de menuiserie spécialisée avait conduit cette dernière à la fermeture pure et simple, transformant habilement le licenciement de quatre personnes en perte d'emploi pour dix-sept.
Avec notre histoire de volailles, on retrouve chez les juges le même mélange d'expérience des affaires, de connaissance profonde du marché concerné, et une vision diaboliquement précise de la stratégie d'entreprise : ils ont décidé que l'offre n'était pas satisfaisante et qu'il valait mieux scinder le groupe Doux en deux avec d'un côté le pôle frais, qu'on mettrait en liquidation (soit 1300 emplois de supprimés) et de l'autre, mettre en plan de continuation l'autre pôle (2700 emplois).
On peut déjà s'étonner du refus du Tribunal de Commerce, et de l'étonnante décision qui revient à supprimer plus d'emplois que la précédente proposition du groupe Sofiprotéol. Mais quand on gratte un peu, on se rend compte que ce plan de continuation permet de sauver les miches des délégués syndicaux, présents (étrangement ?) dans des usines qui n'étaient pas reprises et qui allaient fermer dans la proposition du consortium. Du point de vue des gens bien informés du système, il n'y a pas stricte équivalence entre les emplois, et certains sont plus égaux que d'autres, notamment lorsqu'ils sont syndiqués.
Maintenant, l'autre pôle partant en plan de continuation, l'offre de Sofiprotéol est refusée, rendant par conséquent caduque l'offre sur le pôle frais. Il était évident, pour qui connaît le marché volailler, que l'éventuel repreneur n'avait aucune envie de reprendre le frais uniquement. En somme, les juges ont tenté de forcer la main du consortium et ont perdu. Ou, tout du moins, les juges peuvent prétendre à cette explication. En pratique, ils s'en fichent puisque leur propre carrière n'est pas remise en cause par les décisions de Sofiprotéol, et leur intérêt bien compris ne recouvrait pas la sauvegarde du maximum d'emplois du groupe, mais bien ceux des emplois qui leur étaient le plus profitable politiquement parlant.
Le résultat de l'ensemble de ces opérations et tractations en coulisse, c'est, d'ores et déjà, la perte de 400 emplois de plus que la proposition de reprise. On peine à y voir un gain, surtout que les emplois perdus sont les moins qualifiés et les moins mobiles. Et bien évidemment, le plan de continuation est, on le comprend, une petite cautère mal placée sur une jambe de bois puisque rien n'assure aux 2700 autres emplois qu'il n'y aura pas liquidation pure et simple une fois le mois écoulé.
Si l'on ajoute les éleveurs dépendants du pôle frais, qui se retrouvent avec des ardoises non payées et une structure de distribution totalement et durablement désorganisée, si l'on tient compte du fait tout de même éclairant que le patron de Sofiprotéol est patron du FNSEA, on comprend que toute l'affaire est, de très loin et depuis bien longtemps, sur le terrain politique des jeux de pouvoirs locaux, des baronnies diverses, bien avant d'être sur le terrain de l'économie de marché et de l'intérêt collectif des salariés ou, plus généralement, de l'emploi en France.
Sans même se forcer, on sait que toute cette affaire se terminera douloureusement, comme ce fut le cas pour Bourgoin il y a quelques années. Tout comme pour PSA, le ministre du Viagra Industrieux continuera à s'agiter vaguement pour justifier les soins apportés à sa permanente bouclée, en pure perte. Et comme d'habitude, ce seront les ouvriers et les classes les plus laborieuses qui rempliront la facture.
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