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Une maison à la campagne (17 et fin)

Publié le 05 août 2012 par Feuilly

J’ai refermé le livre et j’ai regardé l’heure à ma montre. Il était juste minuit. Il aurait fallu aller dormir, mais je n’en avais aucune envie. Toutes ces histoires lues à la suite les unes des autres avaient laissé en moi une impression étrange.  Je repensais une nouvelle fois à Alasina et à sa conception de l’amour. Voilà une jeune fille qui était morte jeune, mais au moins on pouvait dire qu’elle avait vécu car elle s’était donnée complètement à sa passion.   Folie me direz-vous, puisque cette passion l’avait emportée… Peut-être. Mais l’amour n’est-il pas une folie ? Et puis que vaudrait la vie sans l’amour ? Elle ne vaudrait rien du tout. Et je me prenais à rêver. Il me semblait que si quelque part une fille m’avait aimé avec la même intensité qu’Alasina avait aimé son compagnon, il me semblait, disais-je, que mon existence aurait pris un autre cours. Mais où aurais-je pu rencontrer une telle fille ? Il n’y a que dans les romans qu’on les trouve, évidemment. De mon côté, j’aurais pu aussi me prendre d’une passion extraordinaire pour une inconnue rencontrée par hasard. Je la voyais déjà, lisant Dostoïevski dans le métro, et relevant subitement la tête en sentant mon regard posé sur elle. Mais un tel amour est souvent à sens unique et j’en avais déjà fait plusieurs fois l’expérience. Ma vie aurait-elle eu plus de sens si je m’étais épris à la folie d’une belle indifférente ? Bien sûr que non. A part de la souffrance, une telle relation n’aurait rien pu m’apporter. Quant à cette femme, plus elle aurait lu Dostoïevski, Jaccottet ou Garcia-Marquez, plus j’aurais regretté de ne pouvoir la rejoindre dans son univers. Bref, j’avais bien fait de ne pas prendre trop souvent le métro.

Et l’explorateur africain ? Sa vie avait-elle eu un sens ? Il s’était ennuyé à mourir dans son univers bourgeois et aisé de Bordeaux, puis il avait erré à travers le continent noir, à la recherche de lui-même. C’est quand il avait renoncé à ce qu’il était (un homme européen cultivé) et qu’il avait accepté l’Afrique dans  sa sauvagerie primitive, qu’il semblait enfin avoir trouvé sa voie. Fallait-il toujours se renier pour se trouver ? C’était pourtant ce qu’avait fait Alasina, car dans sa passion exacerbée pour Bukuran, elle n’était plus vraiment  elle-même ; quant à l’explorateur, il avait compris que la vérité n’était ni en lui ni au bout de l’horizon, mais dans la vie simple de tous les jours, qu’il fallait accepter. Pourtant, paradoxalement, de cette vie simple, Alasina n’avait pas voulu. Il lui avait fallu un amour fou pour se dépasser. Et c’est là qu’elle rejoignait l’explorateur : tous les deux avaient oublié ce qu’ils étaient et avaient découvert la vérité dans un « ailleurs » qui n’était pas eux (une personne de l’autre sexe pour elle, une culture différente pour lui). Curieux message que me donnait là la littérature.

Que fallait-il en penser ? Plus je réfléchissais et plus il me semblait devenir aussi fou que les personnages de la deuxième nouvelle. Et à propos du meurtrier de la petite Sarah, je me disais qu’il était le seul à avoir suivi sa logique jusqu’au bout. Il se croyait persécuté et il avait tué pour cela. Lui au moins ne s’était pas renié, mais malheureusement tout son raisonnement était faux puisqu’en réalité la pauvre Sarah ne lui voulait aucun mal. Que fallait-il en conclure ? Que nous subissions tous les événements. Alasina aurait pu ne jamais croiser la route de Bukuran et l’explorateur aurait pu ne jamais quitter Bordeaux.  Quant à Sarah, elle n’avait jamais rien décidé. « On » avait décidé qu’elle était folle et « on » l’avait enfermée, puis, un beau matin, quelqu’un de plus fou qu’elle encore était venu la tuer. Quelle drôle d’histoire que la vie quand même !

Toutes ces questions me trottaient en tête et j’avais l’impression que tout m’échappait. La seule chose qui me semblait certaine, c’était que mon existence si bien réglée de petit fonctionnaire n’avait aucun sens. La vie des gens, autour de moi, ne paraissait pas en avoir davantage. Seule la littérature, finalement, s’interrogeait sur l’essentiel (encore que les réponses qu’elle apportait étaient particulièrement déroutantes). Cela voulait donc dire que la vraie vie se trouvait dans les livres ? Qu’il n’y avait de vérité que dans l’imaginaire ? Que le rêve était le seul moyen d’accéder à un certain niveau de conscience ? Dieu, s’il existait, nous aurait donné la capacité d’écrire pour que nous puissions à notre tour créer des univers différents du sien, des univers utopiques qui refléteraient nos désirs (tout en n’étant jamais la réalité, mais de simples histoires inventées, couchées sur du papier blanc).

Il était plus de minuit et j’ai éteint la lampe. Dans le noir de la pièce, je suis resté comme cela, assis dans mon fauteuil, le livre sur les genoux. Puis j’ai fermé les yeux. Il n’y avait plus rien d’autre que l’obscurité et insensiblement j’ai sombré dans le sommeil. Ce fut un sommeil sans rêve.

 

 

   FIN

littérature


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