Ne cherchez pas une cohérence parfaite dans cette exposition. Il ne s’agit pas là de l’analyse d’un spécialiste de l’histoire de l’art ou d’un critique engagé qui a parcouru le monde pour proposer sa vision. Il s’agit d’une plongée dans la couleur. Le mot « plongée » convient d’ailleurs très bien pour la Fondation Pierre Gianadda qui propose aux visiteurs une sorte de descente dans une piscine.
André Derain. Bateaux dans le port de Collioure. 1905.
Les œuvres qui y sont présentées jusqu’au 25 novembre prochain (six années après le Kunsthaus de Zurich) sous un titre porte-drapeau qui propose des noms prestigieux : Van Gogh, Picasso, Kandinsky et un sous-titre plus précis, « Le mythe de la couleur », appartiennent toutes à un collectionneur zurichois Werner Merzbacher, un homme qui a fait fortune dans le commerce des fourrures, celui du cuir et dans la finance internationale et a connu l’émigration aux Etats-Unis durant la Seconde Guerre Mondiale.
Oubliez le titre ! Les noms ne sont pas tous les plus significatifs et le sous-titre ne veut rien dire. C’est la seule erreur de casting.
En fait, ces œuvres appartiennent à un couple, puisque tout laisse à penser que c’est Gabrielle Merzbacher qui a amené son mari à une telle connaissance de la peinture du tournant de la fin du XIXe siècle, et au-delà. A plusieurs reprises dans l’exposition les organisateurs ont affiché de petits textes où les collectionneurs donnent modestement un aperçu sur ce qui les a conduits à choisir. « Il était beaucoup plus simple, pour moi et ma famille, d’exposer anonymement ces œuvres, lorsque nous les prêtions de par le monde. Mais au souhait de demeurer anonyme s’opposait le devoir de partager avec vous notre plaisir intime, en l’occurrence notre amour de l’art et la joie que nous procurent ces œuvres….Je ne suis pas historien d’art et n’ai jamais étudié l’histoire de l’art. En tant que collectionneur privé, je ne suis pas tenu à ce que toutes les périodes et tous les artistes soient représentés. Je peux choisir les œuvres que j’aime, en suivant mes propres impressions, mon propre goût, et surtout, mon propre caractère » affirme Werner Merzbacher.
Où sommes-nous ? Du côté des Fauves, des Expressionnistes, du « Cavalier bleu », des Avant-gardistes russes et des Futuristes italiens. Et puis, par contamination ancienne, du côté de Renoir, de Monet, de Cézanne, de Modigliani, de Van Gogh, de Toulouse Lautrec et par contamination récente, du côté de Miro, de Calder, de Sonia Delaunay, de Sophie Taeuber-Arp, de Herbin ou de Sam Francis.
Mais quel choc de redécouvrir l’un à côté de l’autre les « Bateaux dans le port de Collioure » de Derain et « Intérieur à Collioure » de Matisse et à quelques pas, les paysages de l’Estaque de Georges Braque. Tous trois happés par la vibration insoutenable de la Méditerranée et qui avouent qu’ils ont été brûlés. Mais plus encore, ce sont les œuvres de Kirchner, de Kandinsky, voire de Chagall et de Braque, de Alexej von Jawlensky, de Karl Schmidt-Rottluff, d’Erich Heckel et quelques aquarelles de Paul Klee qui mettent un feu diabolique à la peinture.
Henri Matisse. Intérieur à Collioure (la sieste). 1905.
Comment est-ce possible en effet qu’une telle puissance éclate de ces territoires de la couleur quand ils se heurtent avec autant de violence ? Un viol de l’espace et du paysage : le sable rouge orangé, la mer verte, le ciel jaune et vert, les collines roses, comme si l’aveuglement arrivait à sa culmination et que pointait la folie ! Un viol du regard, ces toits incendiés, cette petite fille orientale accompagnée de son chat, comme prisonnière d’un harem pour enfants peuplé de fruits et de tapis et ces nus alanguis dans un tapis de verdure et ce promeneur encastré dans une montagne verte et violette ! Kirchner qui jette au loin toutes les conventions morales et picturales ! Et j’allais oublier Emil Nolde, ses fleurs et ses ciels coulés. Et le couple infernal : Goncharova et Larionov.
Mädchen mit Katze. Ernst Ludwig Kirchner. 1910.
Comme une conspiration mondiale de fous furieux qui nous demandent de fixer intensément le soleil et la tache aveugle de leur propre regard. Comme une série de regards de sourds, de ceux qui ont fermé tous leurs autres sens au profit de la révolution colorée qui précipite sans merci le pinceau sur la toile : encore ce bleu intense et ce citron violent et ce rouge sang sur les prés. Encore et encore plus. « Trois taches de couleurs », disait Henri Matisse. Trois taches de couleur pour se libérer des contraintes. Avant qu’il ne revienne à une seule couleur, ce bleu dans lequel il découpe à vif.
Wassily Kandinsky. Herbstlandschaft mit Booten. 1908.
Regardez bien ce paysage d’automne au bord de l’eau et ces bateaux que peint Kandinsky en 1908. Ce sont les bateaux eux-mêmes qui ont revêtu les couleurs de l’automne. Pas un être vivant. Tout semble abandonné. Les forces vivantes se sont toutes fondues dans la couleur. La vie après que l’homme ait disparu. Une métaphore de la limite franchie. Dans quelques années l’homme sera en effet bien près de disparaître. Et quelques années plus tard, plus encore. Et chaque fois plus.
La couleur avant la vie. La couleur vivante après l’humain.