Au même titre que Neil Gaiman, Dave Sim, Daniel Clowes ou Charles Burns, Terry Moore fait partie de ces auteurs indépendants qui font toute l’excellence et la diversité de l’industrie des comic-books. A travers trois œuvres aussi diamétralement opposées qu’inévitablement indissociables, ce scénariste-dessinateur-encreur-et même compositeur de génie a su au fil des années entrainer avec lui des milliers de lecteurs grâce à sa sensibilité hors du commun, son amour pour les personnages féminins et son goût inné pour la dramaturgie et le suspens.
Et si autant de talent ne suffisait pas pour un seul homme, Terry Moore est également un être humain d’une générosité inouïe, le genre de personne qui ferait chavirer le cœur du plus blasé d’entre nous. Le mien a succombé il y a bien longtemps et ne s’est toujours pas remis ne notre dernière rencontre à Arras lors du salon du livre «Colères du Présent». Plus de 10 ans après notre première entrevue et sans pratiquement jamais avoir repris contact depuis, il a tout de suite reconnu l’espèce de folle qui avait traversé la moitié de l’Espagne pour venir à sa rencontre. Je peux dire sans trop prendre de risque que ce genre d’artiste, par sa simplicité et sa gentillesse est une perle dans ce milieu. C’est une joie de le rencontrer, un bonheur de le voir dessiner, et un véritable plaisir de le voir plaisanter devant ses propres créations, comme si de rien n’était.
Je pourrais vous parler de lui pendant des heures, mais le mieux serait, il me semble, de lire ce qu’il a à dire concernant « l’avenir » de ses trois séries, Strangers in Paradise, Echo, et Rachel Rising mais également de connaitre son point de vue (sans concession) sur l’industrie des comics en général, son statut d’auteur indépendant, celui des femmes (bien évidemment), du futur des comics et … quelques surprises, ça vous tente ?
Bonjour Terry, vous n’étiez pas venu en France depuis 10 ans, comment s’est passée votre rencontre avec les lecteurs français ?
C’était génial. Les fans de comics sont les mêmes partout, ils sont chaleureux. Quel monde merveilleux, les comics.
D’ailleurs ce qui vous caractérise, c’est la diversité de votre lectorat, j’ai encore pu en être témoin, vous avez la capacité de fédérer les hommes, les femmes, les gays, les hétéros, les jeunes et les moins jeunes, comment expliquez-vous cela ?
Je ne sais pas. Ce qui m’intéresse, ce sont les gens. Pas seulement les gens comme moi ou les gens que j’aime, mais toutes sortes de gens. L’humanité est fascinante, n’est-ce pas ? C’est le seul sujet qui vaille d’être traité : l’histoire humaine.
Vous nous avez montré au fil des années que vous étiez à l’aise avec n’importe quel genre, de la comédie au drame en passant par la science-fiction et maintenant l’horreur, mais avez-vous un genre narratif de prédilection ?
Mon genre de prédilection est la comédie. C’est là que je suis le plus heureux, quand je dessine des histoires amusantes. Ce que je ne fais pas souvent, car cela n’attire pas autant de lecteurs que le drame. C’est un peu comme se poster à un coin de rue pour raconter des blagues alors qu’un terrible accident de la circulation est en train de se produire juste derrière : on sourira peut-être à l’humoriste, mais on restera obsédé par le crash.
Rachel Rising est extraordinairement bien écrit, à tel point que l’on ne peut en aucune manière prévoir comment l’histoire va évoluer. Quelle a été votre principale source d’inspiration pour Rachel Rising ? Quel film d’horreur vous a marqué dans votre jeunesse ?
Je puise dans les vieux films, qui s’attachaient à nous effrayer à coups de réalité. Là où les films modernes ont recours au son pour faire peur, les classiques, eux, exploitaient le silence. C’est parfait pour les comics, vous ne croyez pas ? Essayez de dessiner des story-boards pour un Hitchcock, et cela ferait un comic formidable. La voilà, mon inspiration.
Vous aviez prévu de boucler Echo en 30 numéros, en est-il de même pour Rachel Rising ? Ou envisagez-vous de faire durer cette série beaucoup plus longtemps ?
Non, Rachel Rising durera également entre 24 et 30 numéros. Je ne suis pas encore tout à fait fixé sur le nombre exact.
J’ai entendu dire qu’Echo pourrait être adapté au cinéma, pouvez-vous nous en dire un peu plus ?
Une option a été prise pour Echo par Lloyd Levin, un des producteurs de Hellboy. Produire un film tient du défi de nos jours. Je croise les doigts pour que le projet aboutisse.
L’année prochaine marque les 20 ans de SIP, et nous espérons tous avoir des nouvelles de Katchoo etFrancine. Pouvez-vous nous dire un peu plus de ce vous avez prévu à cet effet ?
J’ai prévu de publier une nouvelle histoire dans l’univers de SiP, mais sous forme de roman cette fois ! Je vais également sortir un Treasury book qui proposera un aperçu des coulisses de la série, un peu à la manière d’un commentaire de l’auteur.
Vous êtes devenu une véritable institution parmi les auteurs de comics indépendants et autres creator-owned, à quel point vos débuts ont ils été difficiles ? Pensez-vous qu’il est plus facile de nos jours pour un auteur indépendant de percer et de mener sa barque ? Que pensez vous des lanceurs de projets commeKickstarter ?
Lorsque j’ai débuté en 1993, il y avait une vaste communauté de créateurs indés, qui m’a beaucoup aidé par ses encouragements, et où les gros poissons ouvraient la voie pour les plus petits spécimens comme moi. Aujourd’hui, les choses ont changé. Je ne saurais dire si c’est plus facile ou plus dur, mais cela reste un défi de se faire connaître de par le monde. Kickstarter en a aidé certains. Je ne sais pas si cette plateforme perdurera en tant que vecteur de promotion, ou si elle restera comme une fantaisie de 2012. L’internet a tendance à se désintéresser rapidement des choses. Sitôt prisé, sitôt oublié.
Vous avez récemment décidé de rendre vos comics disponibles en version numérique par le biais deComixology. Qu’est-ce qui vous a poussé à prendre cette décision, et pouvez-vous déjà nous dire si votre démarche a permis de toucher de nouveaux lecteurs ?
J’avais des échos de fans dans le monde entier qui n’avaient pas accès à des points de vente, soit parce qu’ils vivent dans des zones à faible densité de population, soit parce qu’ils habitent des lieux tellement retirés qu’ils ne peuvent même pas recourir à la vente par correspondance en raison de coûts trop élevés. Par exemple, un fan en Australie doit faire face à des frais de port exorbitants s’il veut importer depuis les États-Unis. Les comics numériques résolvent ce problème en ouvrant le monde à des lecteurs qui en étaient jusqu’alors privés. Maintenant, on peut lire le dernier numéro de Rachel Rising le jour de sa sortie, même au sommet de l’Everest ! C’est un sérieux progrès, vous ne trouvez pas ? Je suis très heureux de pouvoir ainsi toucher un lectorat plus vaste.
Quel regard portez-vous sur l’industrie des comics en général, trouvez-vous qu’elle a évolué depuis le début de votre carrière ou qu’au contraire elle peine à se renouveler malgré les efforts et les trouvailles éditoriales des « Big Two » ?
Le cœur même de l’industrie des comics américains est constitué de ces deux compagnies érigées sur des idées vieilles de cinquante ans. Et chaque modification apportée crée des fractures au sein du lectorat. Il faut faire avec.
Alors, oui, c’est difficile de préserver la vitalité et la fraîcheur du comic à l’américaine. Très sincèrement, je ne sais pas dans quelle direction il va évoluer. Mais on aurait pu dire la même chose chaque année depuis l’après-guerre, n’est-ce pas ? Les comics américains ont toujours flirté avec le désastre, et pourtant ils sont toujours là et font partie de la pop culture. C’est plutôt impressionnant. À l’évidence, nos comics renferment plus d’atouts que trois ou quatre personnages célèbres, autrement nous ne serions pas là. Je leur suis reconnaissant, car mes comics se vendent sur un marché que Marvel et DC maintiennent en vie. Merci les gars !
Que pensez-vous du relaunch de DC ? Quels titres du relaunch lisez-vous ?
Je ne suis pas le relaunch. À mon avis, DC est un beau fouillis en ce moment, et je m’en moque un peu. Ils l’ont bien cherché. S’ils ont besoin de moi pour les sauver, je veux bien écrire Supergirl. (grand sourire)
Mis à part le relaunch, quelles sont vos autres lectures ?
J’aime lire des ouvrages de physique, d’histoire, et des romans policiers.
La publication de SIP en France a été plutôt mouvementée mais au final KYMERA a fourni un excellent travail très respectueux de votre œuvre, en êtes vous satisfait ?
Beau travail, j’en suis très satisfait.
Qu’en est-il de Rachel Rising, une publication française est-elle prévue dans un futur proche ?
Je pense, oui. Ce n’est pas moi qui gère le versant « affaires » de ma production, mais je sais que nous entretenons une relation étroite avec Kymera.
Vous faites partie de ces (trop rares) auteurs masculins qui réussissent dans chacune de leurs œuvres à créer des personnages féminins forts et profonds et ainsi, quelque part, à rendre hommage aux femmes. Pensez vous que le statut des héroïnes de comics a changé depuis le début de votre carrière, et qu’en est-il d’après vous de celui des artistes féminines ?
Les scénaristes et artistes féminines sont assurément plus nombreuses aujourd’hui qu’en 1993. Et il y a du niveau ! Pour ce qui est des héroïnes, je ne crois pas que les choses aient vraiment changé. Les personnages sont toujours les mêmes ; la plupart restent des seconds couteaux. Mais ce n’est que mon opinion, bien sûr. Je sais que beaucoup ont vu leur histoire changée, mais si l’on s’attache à la façon dont elles sont représentées à l’aune de la culture moderne… eh. Pensez donc, elles pourraient être des icônes de la pop culture, et pourtant ce n’est pas le cas. Vous ne verrez jamais un magazine de grande envergure rapporter combien la jeunesse d’aujourd’hui est influencée par tel ou tel personnage féminin. Cela devrait être l’objectif des grandes compagnies. L’important, ce n’est pas de produire plus de titres ; c’est d’établir des icônes de la pop culture qui redéfinissent la mythologie moderne. Aucune des super-héroïnes majeures ne remplit ce contrat. Il y a encore fort à faire de ce côté-là.
Un grand merci (et des gros bisous) à Mathilde, la meilleure traductrice au monde, pour son aide inestimable.