"Laissez dormir les bêtes" de Ferenc Rakoczy

Publié le 04 août 2012 par Francisrichard @francisrichard

"Normal, anormal...qui peut départager ça?" dit un personnage du livre de Ferenc Rakoczy. C'est bien le problème de l'humaine condition.

Les Français ont depuis trois mois un président normal, du moins selon ses propres dires. Est-ce bien raisonnable? Mais, faut-il être raisonnable?

Le moins qu'on puisse dire est que les personnages de ces six récits, écrits au fil du temps, dans des lieux inspirés différents, sont hors normes. Et pourtant il y a peu de distance entre eux et le commun des mortels.

Car, apparemment, ils sont tous peu ou prou des personnages ordinaires. Mais Ferenc Rakoczy leur ajoute ce petit grain de folie qui les distingue et dont aucun être humain n'est capable de faire toujours l'économie, même pas en rêve.

Le cousin d'Henri, Vasse, est un garnement comme les autres, peut-être juste un peu plus intrépide. Sa témérité va le conduire à vivre une aventure peu banale qui remplira les autres gamins d'effroi. Au cours d'un coma il va subir une métamorphose intérieure inoubliable, qui le fera retourner aux origines supposées de l'espèce, après avoir franchi le pas au travers de la glace d'un étang rempli de carpes.

Gabriel est psychiatre. L'un de ses patient gît sur un lit d'hôpital, attaché. Il a fallu en arriver là, à la contention, parce qu'Estoppey a montré qu'il pouvait être violent, voire cruel. Au cours des discussions qu'ils ont ensemble, le patient se révèle redoutable pour le docteur qui ne sait plus très bien où se trouve la norme. Dieter, l'infirmier solide sur ses pieds, lui remet les idées en place:

"Tous les hommes sont une exception à une règle qui n'existe pas."

Le narrateur du troisième récit est fiancé à Liliane. C'est elle qui insiste pour qu'il fasse la connaissance de Carmen, la cuisinière des Murets, la maison de ses parents, qui mènent grand train et vivent sur leur capital. Il n'est pas indifférent à la jeune espagnole qui se refuse à lui. De rompre ses fiançailles provoque le départ de la belle qui, après une enfance douloureuse, n'aspire qu'à vivre à peu près normalement et à être à la hauteur.

Dominique, quadragénaire, est très belle, mais elle a recours à la chirurgie esthétique pour corriger la moindre imperfection de son corps qui pourrait déplaire à Charles, son mari. Un jour, elle a tellement embelli et rajeuni que son mari, qui la croit ailleurs, la drague et la met dans son lit sans la reconnaître. Après ce rêve étrange, mais pas innocent, elle revient à la réalité et retrouve son homme de primatologue, dans la forêt où il exerce. Elle se dit:

"La beauté, c'est peut-être tout simplement ce qui se rapproche le plus de ce que fait la nature: mettre les choses comme il faut, où il faut, au moment où il faut, et que tout s'imbrique parfaitement."

Le narrateur du cinquième récit rencontre un vieillard éperdu qui a rendez-vous avec son fils qu'il n'a pas vu depuis des années. En fait ce dernier n'a pas osé venir à l'heure dite. Le lendemain le vieillard, David Jarrod, meurt. Peu de temps après le narrateur rencontre le fils Jarrod, qui est un Yéniche. Ils évoquent ce rendez-vous manqué qui rappelle au narrateur le suicide en direct, via téléphone mobile, de son cousin Jacques.

Vincent fait entrer furtivement trois autres individus, Gustave, Eddy et Benn, dans un entrepôt animalier dont il est le gardien. Ces quatre-là, aux allures de conspirateurs, sont en fait des artistes marginaux qui veulent exposer leurs oeuvres ensemble alors qu'au fond ils sont très dissemblables. Les trois autres se disputent tellement fort qu'à son retour Vincent, qui s'est éloigné un moment, est projeté à terre et blessé par un molosse, échappé de sa cage, parce qu'il l'a cru en danger.

Tous ces récits ont en commun de nous faire pénétrer sous la boîte crânienne de personnages qui se trouvent dans des situations que nous pourrions fort bien connaître, pour peu que nous nous écartions un peu de la norme... L'auteur nous fait partager leurs pensées qu'ils gardent pour eux, leurs désirs qu'ils prennent parfois pour des réalités, leurs attentes déçues parce qu'ils manquent de décision.

Ces récits sont écrits dans une langue recherchée, jalonnée de mots savants et précis. Ce style brillant convient parfaitement à l'onirisme décalé qui les nimbe et auquel il apporte une touche d'inhabituel. Il contribue au malaise que procure le récit de destinées qui, à peu de choses près, auraient très bien pu se dérouler différemment.

Francis Richard

Laissez dormir les bêtes, Ferenc Rakoczy, 232 pages, L'Age d'Homme ici