par Karim Renno
Irving Mitchell Kalichman s.e.n.c.r.l.
“It’s good to be the king” écrivait Mel Brooks dans History of the World, Part I. Cette expression fait référence non seulement au pouvoir et à l’influence du monarque, mais également à la prérogative dont il bénéficie de changer d’idée. Or, en jurisprudence canadienne, c’est la Cour suprême du Canada qui fait figure de monarque. Elle a donc le plein pouvoir de mettre de côté ses propres décisions et fonctionnellement changer l’état du droit au Canada sur une question donnée. Mais, comme le souligne la Cour elle-même, ce pouvoir emporte également la responsabilité de ne pas l’utiliser à la légère. Dans sa récente décision de Canada c. Craig (2012 CSC 43), la Cour discute des considérations qui doivent la guider dans la prise de cette décision.
Cette cause portait sur le traitement fiscal des pertes agricoles en vertu de l’article 31 de la Loi de l’impôt sur le revenu. Aux termes de cet article lorsque le revenu d’un contribuable ne provient principalement ni de l’agriculture ni d’une combinaison de l’agriculture et de quelque autre source, les pertes agricoles déductibles se limitent à 8 750 $ par année.
La principale question à laquelle devait répondre la Cour dans cette affaire concernait donc l’interprétation de l’art. 31 de la Loi de l’impôt sur le revenu. Il s’agissait de déterminer dans quelles circonstances la combinaison de l’agriculture et d’une autre source de revenu constituait la « principale source de revenu » d’un contribuable.
Dans ce contexte se posait la question de savoir si la Cour suprême devait mettre de côté sa propre décision dans Moldowan c. La Reine ([1978] 1 R.C.S. 480).
L’Honorable juge Marshall Rothstein, au nom d’un banc unanime de sept juges, décrit les circonstances dans lesquelles la Cour mettra de côté une de ses propres décisions:
[26] La prudence est de mise lorsqu’il s’agit de décider de rompre avec une décision antérieure. Dans Queensland c. Commonwealth (1977), 139 C.L.R. 585 (H.C.A.), p. 599, le juge Gibbs a articulé de façon concise l’approche qui s’impose
[traduction] Nul juge ne peut ignorer les décisions et le raisonnement de ses prédécesseurs et arriver à ses propres conclusions comme si la jurisprudence n’existait pas, ou qu’une décision cessait d’être opposable dès l’ajournement d’une session. Contrairement au législateur, le juge ne peut entreprendre une réforme qui réduit à néant les décisions antérieures et les principes établis précédemment. Ce n’est qu’après avoir examiné la décision antérieure de la cour le plus attentivement et le plus respectueusement possible, et après avoir dûment considéré toutes les circonstances, que le juge peut faire primer sa propre opinion sur elle.
[27] Lorsque la Cour suprême examine s’il y a lieu d’écarter l’une de ses propres décisions, ce n’est pas la convention verticale du précédent qui est en jeu. La Cour cherche plutôt alors à mettre en balance deux valeurs importantes, celles de la justesse et de la certitude. Elle doit déterminer s’il faut privilégier la certitude et maintenir un précédent erroné ou s’il faut rectifier l’erreur. Et, parce que cela suppose l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire, une multitude de critères ont été établis par les tribunaux ou proposés par les auteurs pour la résolution de cette alternative. (Voir R. c. Bernard, [1988] 2 R.C.S. 833, p. 850‑861, Chaulk, p. 1353, Henry, par. 45‑46.)
[28] J’estime que les facteurs applicables en l’espèce justifient d’écarter l’arrêtMoldowan. Premièrement, Moldowan a essentiellement eu pour effet d’exclure du paragraphe 31(1) le critère de la combinaison. Puisqu’il a établi que les contribuables de la deuxième catégorie sont assujettis à la limitation de la déductibilité des pertes agricoles lorsque l’agriculture est une entreprise ou une source de revenu secondaire, il faut nécessairement inférer que l’agriculture doit être la principale source de revenu du contribuable. La disposition législative prévoit pourtant deux exceptions distinctes à la limitation de la déduction pour pertes agricoles. L’une s’applique lorsque l’agriculture est la principale source de revenu du contribuable, et l’autre, lorsque l’agriculture, en combinaison avec une autre source de revenu, forme la principale source de revenu. En exigeant que la seconde exception ne s’applique que lorsque l’autre source de revenu est secondaire par rapport à l’agriculture, Moldowan l’a amalgamée à la première. Or, la disposition, telle qu’elle est formulée, crée deux exceptions distinctes à la limitation de la déductibilité des pertes agricoles, et il faut donner un sens à chacune d’elles.
[29] Deuxièmement, d’importantes critiques, notamment judiciaires et doctrinales, ont été formulées au sujet de l’arrêt Moldowan depuis qu’il a été rendu en 1977. Il convient que notre Cour prenne en considération les problèmes relevés en rapport avec l’interprétation du par. 31(1) formulée dans cet arrêt
[30] Troisièmement, depuis Moldowan, notre Cour a affirmé plus d’une fois qu’il fallait éviter de conclure à l’existence d’une intention non exprimée par le législateur sous couvert d’une interprétation téléologique (Shell, par. 43). Certes, le par. 31(1) est difficile, mal formulé et très controversé, comme le juge Dickson l’a reconnu. Mais l’article établit clairement l’existence de deux exceptions distinctes à la déductibilité limitée des pertes agricoles. Une règle jurisprudentielle excluant du par. 31(1) l’une des exceptions n’est pas conforme au libellé employé par le législateur.
[31] Pour ces motifs, j’estime respectueusement que la démarche relative à la question de la combinaison suivie dans l’arrêt Moldowan est incorrecte et qu’il convient que notre Cour réexamine l’interprétation de l’art. 31.
Le texte intégral du jugement est disponible ici: http://bit.ly/T3OuiN