Ah cette question ! Tout game designer a dû y répondre au moins une fois dans sa vie.
J’imagine Will Wright présentant les Sims pour la première fois.
- Et donc, si j’ai bien compris, y a pas d’armes, aucun combat ?! Eh Will, t’es sûr que ça sera fun ce jeu ?
J’imagine Fumito Ueda présentant Ico.
- Et la gonzesse on est obligé de se la trimballer partout en la tenant par la main ? Dis, t’es vraiment sûr que c’est fun ton truc ?
J’imagine Ideki Kamiya présentant Okami.
- Et t’es sûr qu’incarner un loup et utiliser un pinceau pour créer des ponts et détruire des cailloux c’est vraiment fun ?
Fun. Le mot préféré de notre art industrie.
- Fun ?
- Fun !
- Vraiment fun ?
- Fun ! Fun ! Fun ! j’te dis !
- Ah ok ! C’est super fun quoi ?!
Un jeu fun c’est un peu comme dire d’un tableau qu’il est beau ou d’un
livre qu’il est agréable à lire. On a tout dit et rien dit. Ça me
rappelle un souvenir lointain, à l’époque où j’étais directeur
artistique dans la pub. Un client voulait un rouge « plus rouge. »
J’avais mis le curseur à fond. 100% de magenta, 100% de jaune. Même le
rouge fraise des photograveurs était bloqué à 98 pour éviter les effets
de bavure à l’impression ! Mais le client voulait un truc encore plus
rouge ! Il lui manquait les mots pour le dire. Un rouge orangé, un
carmin, un écarlate, un rose foncé ?
Plus blanc que blanc on sait ce que c’est depuis Coluche. Mais plus
rouge que rouge faudrait m’expliquer. Et plus fun que fun c’est quoi,
hein ?
Allez je m’y colle.
FUN. Adj. Amusant, plaisant, divertissant. Ça c’est la définition
officielle. Bon ok mais amusant et divertissant c’est pas tout à fait
pareil, non ? Extrapolons un peu. Fun : drôle, rigolo, marrant. Fun :
rythmé, varié, riche, surprenant. Fun : attrayant, scotchant,
addictif, immersif. Fun : jouissif, sensuel, excitant, bandant. Fun : étonnant,
pittoresque, exotique, dépaysant. Fun : grinçant, décalé, subversif… On
peut poursuivre l’énumération. Tout jeu vidéo se doit évidemment d’être
fun. Mais chacun met un peu ce qu’il veut derrière ce mot, selon ses
goûts et ce qu’il attend d’un jeu vidéo.
- Fun ?
- Ouais il est trop fun ce jeu !
Vu le niveau des échanges, on pourrait nous prendre pour des demeurés.
D’ailleurs on nous prend souvent, mes collègues et moi, pour des
demeurés.
Et les mecs si vous voulez qu’on vous prenne un peu au sérieux faudrait
peut-être trouver autre chose de… je sais pas moi, quelque chose de
plus culturel. Tout art s’est constitué autour de termes propres. Ne
parle-t-on pas de héros balzaciens, d’une musicalité rimbaldienne, de
femmes felliniennes, d’un humour à la Monty Pithon, d’une héroïne
hitchcockienne… Certains qualificatifs ont même fini par passer dans le
langage courant : homérique, dantesque, rabelaisien, cartésien…
Ne pourrait-pas dans ce cas dire d’un gameplay contemplatif et poétique
mettant un héros en prise avec des forces telluriques qu’il est
uédien*, d’un god game qui fait vivre au joueur l’expérience du pouvoir
et de la domination qu’il est molinien*, d’une mécanique de jeu
inventive et parfaitement huilée qu’elle est miyamotienne* ?
- Oui très chère, ce jeu aux accents anceliens* me rappelle…
- Ta gueule péteux ! Ce jeu il est FUN et pis c’est tout ! (avec la voix de la marionnette de Philippe Lucas dans les Guignols c’est
encore mieux!)
- Ouais t’as raison Philippe, faire un jeu fun c’est déjà pas si mal !
PS : l’idée de ce billet m’a été suggérée par une réflexion d’Alexis Le Dressay (Eugen System) lors d’une table ronde au Ministère de la Culture qui réunissait plusieurs game designers français.
*Termes inspirés par les créateurs Fumito Ueda, Peter Molyneux, Shigeru Miyamoto et Michel Ancel. Illustration : Silent Hill 2, un jeu super fun !