Horace Vernet (Paris, 1789-1863),
Le Départ de la course de chevaux libres, c.1820
Huile sur toile, 46 x 54 cm, New-York, Metropolitan Museum
(Collection Catharine Lorillard Wolfe)
Les disques organisés autour d’un parcours thématique ne sont plus si fréquents aujourd’hui qu’ils le furent jadis, lorsque l’on pouvait proposer au public ce genre
d’exploration sans craindre que le soupçon d’un pensum l’effraie aussitôt. L’idée du Paris des Romantiques qui nous arrive aujourd’hui grâce au Palazzetto Bru Zane, inspirateur et
soutien de ce projet, est excellente à plus d’un titre. Cette réalisation nous permet, en effet, d’entendre un programme où se côtoient des pièces dont la notoriété inégale va du très célèbre à
l’inédit, et de retrouver de jeunes artistes dont la renommée ne cesse de grandir, le pianiste Bertrand Chamayou, le violoniste Julien Chauvin et le chef Jérémie Rhorer, à la tête de son
orchestre, Le Cercle de l’Harmonie.
S’il est sans doute parfaitement superflu de présenter deux des trois compositeurs présents dans ce récital que la postérité a
largement couronnés, Hector Berlioz (1803-1869) et Franz Liszt (1811-1886), il y a fort à parier que le nom de Napoléon-Henri Reber n’évoquera pas même un vague souvenir pour nombre d’entre
vous. Ce fils d’industriels, né à Mulhouse le 21 octobre 1807, renonça à une carrière d’ingénieur pour se consacrer à la musique. Entré au Conservatoire de Paris en 1828 après avoir étudié la
flûte, le piano et les rudiments de la composition en autodidacte, il y suivit les cours d’harmonie et de contrepoint de deux répétiteurs d’Anton Reicha (1770-1836), Seuriot et Jelensperger, et
ceux de Jean-François Le Sueur (1760-1837) pour la composition ; les choses ne se passèrent pas idéalement, puisque Reber fut exclu de la liste des élèves de contrepoint et de fugue en
1830, puis de la classe de composition en 1832, année qui le vit quitter le Conservatoire. Ce parcours chaotique ne l’empêchera d’ailleurs pas d’y devenir professeur d’harmonie (1851), de
composition (1862), puis d’y exercer des fonctions d’inspection à partir de 1871. Membre de l’Institut en 1853, auteur d’ouvrages lyriques qui eurent un certain succès, c’est néanmoins dans les
genres chambristes qu’il donna le meilleur de lui-même, qu’il s’agisse de la mélodie (il en laisse 56, composées à partir de 1842) ou de la musique instrumentale, qu’il illustra entre autres
avec un Quintette avec piano, sept Trios et trois Quatuors loués par Berlioz et Chopin, autant de partitions demeurant aujourd’hui, sauf erreur, inédites. Il fut aussi un théoricien, auteur
d’un Traité d’harmonie publié en 1862 et augmenté, en 1889, de Notes et études d’harmonie par Théodore Dubois, ouvrage qui sera longtemps regardé comme un classique du genre.
Camille Saint-Saëns nous a livré, dans Harmonie et mélodie (Paris, Calmann-Lévy, 1885), quelques impressions qui nous permettent de nous faire une idée de l’homme discret que fut
Reber, mort à Paris le 24 novembre 1880 : « Bien qu’il n’y eût jamais la moindre affectation dans sa conversation ni dans sa personne, son esprit volontiers tourné vers le
passé, l’urbanité exquise de ses manières évoquaient l’idée des temps disparus ; ses cheveux blancs semblaient poudrés, sa redingote prenait des airs d’habit à la française ; il
semblait que oublié par le XVIIIe siècle dans le XIXe, il s’y promenât en flânant comme aurait
pu le faire un contemporain de Mozart, étonné et quelque peu choqué de notre musique et de nos mœurs. Reber n’a jamais compris qu’un artiste cherchât dans son art un autre but que cet art
lui-même ; il ne savait pas jouer des coudes pour arriver aux premières places ; comme l’hermine de la fable, il restait prudemment sur la rive, si le fleuve à traverser ne lui
paraissait pas être d’une limpidité parfaite. On le voit, il n’était guère de son temps, ni d’aucun temps. » (pp. 283-284)
Reber laisse également quatre symphonies, dont la dernière, en sol majeur, est proposée dans ce Paris des
Romantiques. Tout comme Berlioz, Saint-Saëns pensait le plus grand bien de cette partie de la production de son contemporain, négligée hier comme aujourd’hui ; voici ce qu’il en
écrit, toujours dans Harmonie et mélodie : « Bien que peu connues du public, ses quatre symphonies méritent une mention toute spéciale. (…) On songeait peu alors à écrire des
symphonies, et l’on peut dire sans exagération que Reber est le premier compositeur français qui ait complètement réussi dans ce genre si difficile ; d’autres y avaient montré du talent,
il y a montré de l’originalité. Il a su se dégager de l’imitation de ses maîtres préférés, Mozart et Beethoven, et rallier, par un tour hardi, leur style à celui de nos vieux maîtres français,
alors tombés dans un oubli profond autant qu’injuste. Maintenant que (…) nos vieux maîtres sont rendus à la lumière, on peut facilement voir avec quel goût et quel à-propos Reber a puisé à ces
sources pour en jaillir un style nouveau, essentiellement français, dont la grâce et la concision forment les traits principaux. » (pp. 287-289) À l’écoute de la Symphonie
n°4, créée avec succès le 22 février 1857 mais composée vers la fin des années 1840 ou le début de la décennie suivante, il apparaît que les choses sont un peu moins simples que ne le
laissent entendre ces lignes. En effet, si la netteté du trait et la maîtrise de l’architecture globale sont indubitablement héritées des grands modèles classiques, si la retenue dans
l’expression de l’Andantino sostenuto et la danse endiablée et, avouons-le, un peu frivole du Finale sont autant d’éléments pouvant être regardés comme des traits français, il faut
bien reconnaître que les deux premiers mouvements, l’Allegro liminaire pour ses brefs accès de solennité qui tranchent sur son humeur plutôt joviale (on remarquera qu’il démarre de la même façon que la
Villanelle qui ouvre Les Nuits d’été de Berlioz, dont la version orchestrale fut publiée en 1856), l’Andantino – sans doute le mouvement le plus réussi de l’œuvre –
pour son sérieux, regardent vers les terres germaniques, celles de Mendelssohn et de Weber – on sait le succès que les œuvres orchestrales du second rencontraient en France –, impression encore
renforcée par la présence de quatre cors qui confèrent à la partition des teintes parfois schumaniennes et font souffler sur elle un authentique souffle romantique. Celui-ci se retrouve
décuplé, bien sûr, dans le Concerto pour piano n°1 de Liszt, dont la structure en un seul bloc constituée de quatre mouvements joués sans interruption découle directement du
Konzertstück en fa mineur pour piano et orchestre de Weber (op. 79, achevé en 1821). Ce concerto plein d’emportement, d’ironie bravache, comme le montre, par exemple,
l’utilisation du triangle dans son Allegretto vivace qui fit grincer les dents de certains critiques, et de bravoure, orchestré avec une science très sûre des contrastes et des
couleurs dut sans nul doute enchanter Berlioz qui en assura la création avec le compositeur au piano en 1855, à Weimar. Du fantasque Hector, ce disque donne à entendre la Rêverie et Caprice
pour violon et orchestre op. 8 de 1841, dont la mélodie est issue d’un air retranché de Benvenuto Cellini, la cavatine de Teresa « Ah, que l’amour une fois dans le
cœur » ; si cette page raffinée est intéressante par sa nature même de transcription, son demi-caractère explique sans doute qu’elle demeure relativement confidentielle, aujourd’hui
comme hier. Il n’en demeure pas moins que sa présence, parce qu’elle suggère l’opéra dont tout Paris était alors toqué, complète parfaitement ce panorama musical du milieu du XIXe siècle, où classicisme et romantisme s’interpénètrent, l’un tentant de contenir les débordements de l’autre qui l’embrase d’une flamme nouvelle
appelée, à terme, à le consumer.
On était curieux
de découvrir le Cercle de l’Harmonie (photographie ci-dessous), que l’on entend principalement aujourd’hui dans les fosses d’opéra et dont les parutions symphoniques précédentes consacrées à
Mozart et Beethoven n’ont pas été forcément convaincu, dans un répertoire plus tardif, comme de voir ce que Bertrand Chamayou (photographie ci-contre) pourrait tirer du vénérable piano Érard de
1837 choisi pour le Concerto de Liszt, ce jeune et excellent interprète nous ayant habitué jusqu’ici à jouer sur des claviers tout ce qu’il y a de plus moderne. L’expérience se solde
par une très belle réussite qui aurait été totale sans une Rêverie et Caprice étrangement atone en dépit des solides qualités du violoniste Julien Chauvin, dont le travail au sein du
Quatuor Cambini-Paris a été loué ici même, mais qui semble quelque peu tourner en rond dans une page qui n’inspire visiblement ni lui, ni l’orchestre, et souffre, en outre, d’une prise
de son d’une propreté discutable, dont la trop grande proximité durcit les timbres des instruments. À l’exact opposé, la prestation de Bertrand Chamayou dans le Concerto est
étincelante et offre, en s’appuyant sur des moyens techniques particulièrement affûtés, le mélange de force et de félinité que réclame cette partition. Le pianiste parvient à tirer le meilleur
des capacités de son instrument, en le poussant certes parfois dans ses derniers retranchements, mais aussi en le faisant sonner avec une plénitude et une finesse qui dénotent une véritable
volonté de compréhension et d’appropriation de ses spécificités, allant au-delà d’une mécanique de jeu moderne plaquée sur un clavier ancien. Les équilibres avec l’orchestre, que ce dernier
tonne ou murmure, semblent ainsi toujours d’un naturel et d’un équilibre parfaits, et démontrent, sans qu’il soit pour autant question de faire table rase des témoignages majeurs de Krystian
Zimerman, Sviatoslav Richter ou Martha Argerich, la validité de l’utilisation d’instruments historiques dans ces pages qui gagnent en sève nouvelle et en couleurs inouïes ce que d’aucuns pourraient estimer qu’ils perdent
en puissance sonore. Dans cette page comme dans la 4e Symphonie de Reber, Le Cercle de l’Harmonie se montre sous son meilleur jour, pouvant passer de l’explosivité la plus
tonitruante au chuchotement le plus ténu avec la même aisance, variant les nuances et les coloris avec un indiscutable brio et faisant preuve d’une cohésion et d’une discipline en tout point
admirable, d’autant qu’il s’agit d’un enregistrement en public. Jérémie Rhorer mène ses troupes avec autant de fermeté que d’intelligence, aiguillonnant sans cesse leur enthousiasme par un sens
inné de la relance où l’on sent pointer à chaque instant le chef lyrique qu’il est. Les œuvres y gagnent un relief et un souffle qui font de l’écoute de ce disque, qui aurait certainement pu
accueillir au moins une œuvre supplémentaire, un moment de découverte et de redécouverte véritablement passionnant.
En dépit de la faiblesse signalée de la Rêverie et Caprice, je conseille à tout amateur de musique romantique
française d’écouter ce Paris des Romantiques qui regorge de surprises savoureuses parfaitement mises en valeur grâce à l’investissement et à la qualité de ses interprètes. On espère
maintenant, comme le laisse supposer l’entretien avec ces derniers reproduite dans le livret, que le Palazzetto Bru Zane leur offrira la possibilité de donner une suite à ce premier volet, et
qu’outre le Concerto n°2 de Liszt qui semble devoir assez naturellement s’imposer, on y trouvera aussi au moins une autre des symphonies de Reber, qui méritent mieux que l’oubli, à en
juger par cette résurrection.
Le Paris des Romantiques : Napoléon-Henri Reber (1807-1880), Symphonie n°4 en sol
majeur op. 33, Hector Berlioz (1803-1869), Rêverie et Caprice pour violon et orchestre op. 8*, Franz Liszt (1811-1886),
Concerto pour piano et orchestre n°1 en mi bémol majeur, S. 124+
*Julien Chauvin, violon (Gian-Battista Gabrieli, 1757)
+Bertrand Chamayou, piano (Érard, 1837)
Le Cercle de l’Harmonie
Jérémie Rhorer, direction
1 CD [durée totale : 55’38”] Ambroisie/Naïve AM 207. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.
Extraits proposés :
1. Napoléon-Henri Reber, Symphonie n°4 :
[I] Allegro
2. Franz Liszt, Concerto pour piano n°1 :
[II] Quasi adagio
Un extrait de chaque plage du disque peut être écouté ci-dessous grâce à Qobuz.com :
Le Paris des romantiques (Oeuvres de
Berlioz Liszt Reber) | Compositeurs Divers par Jérémie Rohrer
Illustrations complémentaires :
Anonyme, Napoléon-Henri Reber, 1853. Estampe, 16 x 13,5 cm, Paris, Bibliothèque nationale de France
Jean-Jacques Champin (Sceaux, 1796-Paris, 1860), Paris vu de Gentilly, sans date. Huile sur toile, 21 x 32,5 cm,
Sceaux, Musée de l’Île-de-France (cliché de Pascal Lemaître, © collections du Musée de l’Île-de-France)
La photographie de Bertrand Chamayou est de Richard Dumas (pour Naïve) tirée du site de Solea Artist Management.
La photographie du Cercle de l’Harmonie, tirée de son site, est d’Alix Laveau.