Rien ne me prédestinait à lire Karoo. Quand je vois un large bandeau où de nombreux éloges s‘étalent, j’ai tendance à fuir, mais voilà, il y a Julien. Julien, un de mes libraires chouchous qui au vu de ma mine dubitative, m’a demandé : « vous ne l’avez pas encore lu ? ». Et comme il existe une équation littérature qui dit que quand Julien aime, j’aime, je ne pouvais pas faire autrement que de partir avec. A l’arrière du bandeau, il est écrit Libraires, lecteurs, si vous n’aimez pas ce bandeau, vous pouvez le retirer, le livre sera toujours aussi bon, et je confirme !
Alors comment vous parler de roman hors norme, de cet OVNI littéraire qui m’a scotchée pendant plus de 600 pages ? Cela fait plusieurs semaines que je l’ai lu, incapable d’écrire quoi que ce soit tant j’ai été époustouflée par ce tourbillon où se mélangent l’haleine de Saul Karoo empâtée d’alcool, de cigarettes et le paraître, l'argent. Car nous sommes à Hollywood, lieu de cinéma où la vie se joue comme dans un film où tous les coups sont permis. Se définissant lui-même comme un écrivaillon, Karoo réécrit des scénarios. Bons ou mauvais, sans aucun état d’âme ou si peu, il y laisse son empreinte. Cinquantenaire, séparé de sa femme, il se défile sur tous les plans. Mauvais mari, père lamentable, sa relation avec son fils Billy étudiant est inexistante. Pire, il se cherche des prétexte ou en invente pour éviter ne serait-ce qu’une conversation avec lui. Karoo est devenu très habile pour retourner sa veste dans le milieu du cinéma comme dans sa vie personnelle. A force de boire, l’alcool ne lui fait plus aucun effet et quand le public attend de lui son "show", il fait semblant d’être ivre. Lorsque le producteur Jay Cromwell lui propose de retravailler pour lui, Karoo accepte allant à l’encontre une fois de plus de ses soi-disant principes. En visionnant le film non monté d’un réalisateur dont Crowell s’est débrouillé pour avoir les droits, Karoo reconnaît une serveuse à sa voix. Pas n’importe quelle serveuse car il s'agit de la mère naturelle de Billy que lui et Dianah ont adopté à sa naissance. Karoo se met en tête de la rencontrer mais surtout de réunir la mère et le fils en y voyant l’acte grandiose de sa vie. Sa collaboration à ce film va le mener au sommet de sa carrière mais l’entraîner dans une chute vertigineuse.
Dans cette grande comédie humaine, Karoo danse dangereusement au bord du gouffre pour y retirer une satisfaction purement égoïste. Se croyant à l’abri de tout et surtout du pire, narguant l’existence, il va sombrer lamentablement.
Roman jubilatoire, cynique, tragique et émouvant, j’ai éprouvé tour à tour de l’antipathie et de l’attachement envers Karoo. Personnage pathétique, terriblement humain qui a voulu voler de façon illusoire à voler trop près du soleil, les pieds fermement attachés dans une forme de bassesse dorée.
On se prend une claque en pleine figure ! La dérision, l’absurdité et le prix de la rédemption à payer sont féroces. Un livre puissant et à part où Steve Tesich captive son lecteur ! Du grand art !
Ce goût dans ma bouche. Comme si ma salive avait le goût de la salive d'un autre. Des humeurs, me dis-je, c'est tout ce que j'avais. Des humeurs décroissantes. Des humeurs croissantes. Je ne pouvais m'accrocher à rien. Je n'étais plus, me rendis-je compte, un être humain et cela faisait probablement longtemps que je ne n'en étais plus un. J'étais devenu, au lieu de ça, un nouvel isotope de l'humanité qui n'avait pas encore été isolé ou identifié. J'étais un électron libre, dont la masse, la charge et la direction pouvaient être modifiées à tout moment par des champs aléatoires sur lesquels je n'avais aucun contrôle. J'étais l'une des balles perdues de notre époque.
Le billet d'Antigone et celui d'ICB qui renvoie à d'autres liens.