La volonté affichée par la gauche socialiste d'emboiter le pas à la droite pour instaurer un régime de prohibition de la prostitution en France est une bonne occasion pour réfléchir sur la notion de totalitarisme.
Par Alain Cohen-Dumouchel.
Photo flickR, licence CC non commerciale par Philippe Leroyer.
La prohibition en marche
Rappelons que Najat Vallaud-Belkacem, ministre des Droits de la femme, a réaffirmé qu'elle veut "voir la prostitution disparaître". Pour cela elle envisage sérieusement la pénalisation des clients, c'est-à-dire en fait l'interdiction pure et simple de cette activité.
La frange puritaine du socialisme rejoint donc la droite conservatrice dans une espèce de "front constructiviste". Il s'agit pour les prohibitionnistes de "fabriquer" un être humain meilleur au moyen de lois, c'est-à-dire de contrôles et d'interdictions. Après une hypothétique "loi NVB", les tenants de l'interdiction pensent probablement que les hommes ne chercheront plus à coucher avec des femmes pour de l'argent. Ils seront "guéris" par cette mini révolution culturelle qui amènera l’État à pouvoir légitimement contrôler la nature des relations sexuelles entre les individus pour déterminer si, tenez vous bien, elles étaient tarifées ou pas !
Mais pour faire respecter la loi, il faudra un appareil de surveillance et de répression dont on peut déjà deviner la nature insupportable et menaçante : contrôle des communications téléphoniques et des connexions Internet des présumé(e)s prostitué(e)s et de leurs clients, surveillance des comptes bancaires, des hôtels, des locations, et même des déplacements suspects. Et puis, pourquoi pas, séances de rééducation pour sensibiliser les récalcitrants sur l'immoralité de leurs actes, avec visionnage obligatoire de films sur la maltraitance et le proxénétisme violent. Car cette intrusion de l’État dans la sphère privée utilise bien entendu l'inusable alibi de la "protection" des prostitué(e)s contre la violence des réseaux mafieux, et ce, alors même que les prostitué(e)s du STRASS clament qu'ils/elles ne se sentent pas menacé(e)s et font même l'éloge de leurs clients.
C'est au nom de cette "protection" que l'on interdisait naguère aux femmes de travailler, de vivre seules ou de voyager ; la gauche devrait s'en souvenir. Il est par ailleurs vraiment curieux de vouloir punir le consommateur pour châtier des proxénètes violents. Il y aurait certainement matière à rechercher une forme d'inconstitutionnalité dans cette pénalisation des clients, dont le législateur avoue qu'elle a pour but d'empêcher des violences commises par des tiers qui eux, ne seront pas inquiétés.
Comment en est-on arrivé là ?
Comment une telle horreur, qui est une totale négation du droit de propriété des femmes et des hommes sur leurs corps et sur les fruits de leur travail, a-t-elle pu prospérer (à défaut de naître) dans des esprits dits "de gauche" ?
Pas besoin d'être grand clerc pour l'expliquer dans le cas présent. Premièrement, la prostitution est la combinaison de deux activités particulièrement impures aux yeux de la sociale-chrétienté/islamité, à savoir le sexe-plaisir et le libre commerce. Deuxièmement, en cette période de crise où toute initiative coûteuse est bannie, l'interdiction de la prostitution permet aux femmes et aux hommes de l’État "d'agir" sans dépenser (tout au moins le croit-on, puisque la mesure aura, comme pour l'interdiction des drogues, des effets économiques dévastateurs à moyen et long terme).
On le voit, la prohibition du travail sexuel est clairement de nature totalitaire, et pourtant elle apparaît dans une démocratie. Est-ce un paradoxe ? Comment peut-on parler de totalitarisme dans une démocratie ? Le titre de ce billet est-il une provocation inutile et déplacée ?
Définition du totalitarisme
Pour répondre à ces questions, il faut revenir à la définition du totalitarisme qui est absolument fondamentale si on s'intéresse à la philosophie politique. Il faut en particulier corriger l'idée que le totalitarisme serait un "niveau supérieur" de la dictature, une espèce de super tyrannie. Car, en reprenant la terminologie de Philippe Nemo, il faut bien distinguer le pouvoir de l’État et le pouvoir dans l’État. Le couple démocratie-dictature, désigne deux façons dont s'organise le pouvoir dans l’État. Indiscutablement, nous vivons dans une démocratie. En effet, même si le bipartisme a trouvé des moyens de réduire l'influence et le pouvoir des nouveaux entrants, on peut considérer que nos institutions permettent bien une alternance du pouvoir dans l’État.
Le totalitarisme, lui, désigne le pouvoir extrême de l’État sur la société. En d'autres termes, plus l’État s'attribue de prérogatives sur la vie courante des individus, plus il les contraint de vivre suivant un modèle prédéfini, plus il est totalitaire. Le contraire du totalitarisme est donc le libéralisme et non la démocratie. Un État démocratique peut parfaitement devenir totalitaire s'il arrive à suffisamment réduire le champ de la vie privée de ses citoyens, s'il prend des décisions à leur place pour tous les actes importants de la vie, s'il condamne les comportements marginaux.
Démocratie libérale vs démocratie totalitaire
Les dérives totalitaires de la démocratie sont extrêmement graves, d'une part parce qu'elles sont immédiatement injustes pour les minorités concernées et d'autre part parce qu'elles installent un appareil coercitif et répressif dont les desseins peuvent facilement être détournés en cas de changement de nature du pouvoir dans l’État. Du pain béni pour les extrêmes ultra-dirigistes qui seraient ravies de trouver de tels dispositifs en place si leur "grand soir" arrivait.
La grandeur d'une démocratie libérale c'est de garantir les droits des minorités, ethniques, religieuses ou sexuelles, mais aussi de tous ceux dont le comportement ou le mode de vie ne plaît pas à la majorité. Ce que la plupart considère comme un vice ne doit pas être transformé en crime par la loi. La prostitution concerne des adultes consentants qui ne nuisent pas aux droits de leurs semblables. Or comme le rappelle le très bel article V de notre Déclaration des droits de l'homme de 1789, la loi n'a pas tous les droits. Le garde-fou, ici, n'est pas la démocratie, mais les droits fondamentaux de l'être humain d'agir librement et de disposer des fruits de son travail.
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