Josef Koudelka, Gitans, Roumanie, 1968
Mais enfin, il y a bien aussi quelques grands photographes à Arles, non ? Oui, bien sûr, mais tout ne mérite pas le détour. On commence par aller voir l'exposition Koudelka dans l'église Sainte-Anne (jusqu'au 2 septembre) pour découvrir d'abord que la splendide architecture de l'église a été transformée en banal lieu d'exposition : cimaises de plâtre au lieu de la belle pierre des murs, parcours quasi linéaire au lieu du plaisir de se tordre les chevilles pour explorer les chapelles latérales. Passe encore ! Passe encore que le travail montré, Gitans, date de 1975 : il suffit de dire qu'il est 'mythique', 'incontournable', et prendre prétexte d'une réédition du livre. Mais la catastrophe est que ces photos superbes sont montrées ici dans des tirages modernes, lisses, sans aspérités, sans fureur, sans esprit. Hélas pour le commissaire, on peut aisément comparer avec quatre ou cinq tirages d'époque présentés dans le recoin du transept (il faut faire la navette entre les deux, on ne peut voir simultanément les deux tirages d'une même photographie, est-ce à dessein ?) : la noirceur, l'âpreté, la rudesse des tirages des années 70 traduisaient, dit Luc Desbenoit, "à la perfection l'insoumission de tout un peuple [...] Un vrai gâchis" que ce Koudelka cache-misère...
Klavdij Sluban, Jours heureux aux Îles de la Désolation, 2012
Ce n'est pas non plus la présentation des fragments de films d'Amos Gitai dans l'église des Frères Prêcheurs (les soirs, jusqu'au 26 août) qui va m'enthousiasmer : je maintiens que Gitai est un très bon cinéaste (de salle de cinéma ou de DVD vus depuis mon fauteuil) qui gâche son talent à vouloir faire à tout prix des installations vidéo, ici comme au PalTok. De qui n'ai-je pas encore parlé (à part les quelques expositions que je n'ai pas pu voir, Edouard Beau, James Casebere, Paul Pouvreau, celles du chapitre Education, celles avec Olympus, la fête LUMA - hélas) ? De la banalité des jardins de Brigitte Bauer, de la pureté des paysages nordiques de Pentti Sammallahti, du travail inclassable, mélancolique et énigmatique d'Alexandra Catiere (et en particulier de certaines photos presque noires), d'une exposition sur l'architecture vernaculaire égarée là on ne sait pourquoi. Attardons-nous sur deux expositions avant de finir en beauté : d'abord la résidence photographique aux îles Kerguelen, qui, à côté du je-m'en-foutisme d'un des deux artistes invités laissant sa caméra tourner sans choix, sans montage, sans argument, témoignage brut à supporter pendant 90 minutes, comprend aussi, heureusement, le très beau travail noir, lourd, venteux, de bout du monde, de Klavdij Sluban.
Denis Darzacq, ACT, Joanne Haines, Bradford, West Yorkshire, UK, 2010.
Et ensuite les quatre artistes présentés au Capitole par Le Méjan (jusqu'au 2 septembre): si Davide Monteleone et Massimo Berruti font d'honnêtes reportages, respectivement sur le Caucase et sur une vallée pakistanaise (pour Berruti, un lexique n'aurait pas été de trop...) et si Géraldine Le Lay a du mal à travailler la banalité, c'est le travail de Denis Darzacq (dont je n'ai hélas pas vu les autres photos montrées à l'Hôtel d'Arlatan) qui retient l'attention : il porte un regard aigu et précis sur le handicap, photographiant sans misérabilisme adolescents et adultes en situation de handicap, qui se confrontent à la présentation de leur corps par le biais de la danse et du théâtre. C'est un travail à la fois tendre et militant (où, à la différence de ce que j'écrivais il y a deux jours sur Torgovnik, le discours écrit ne prime pas sur la qualité photographique), c'est un travail qui exprime un point de vue, qui permet de "repousser la peur de l'autre et de sa différence". Voici Joanne Haines, de Bradford, cheveux roux sur fond rouge, peau laiteuse et robe à
Denis Darzacq, ACT, Adrien Kempa, Brest, 2010
fleurs, dans une pose étudiée comme pour faire penser qu'elle tente de sortir de sa peur, de son enfermement. Et voici Adrien Kempa, de Brest, tombé au sol avec une grâce étrange, au milieu des tableaux baroques d'un musée : même extase, même chute, on pense à Saul terrassé sur le chemin de Damas. De quoi modifier notre regard sur ces corps.
Sophie Calle, La première fois, Istanbul, 2010, vue d'expo, ph. Florian Kleinefenn
Finissons en beauté avec Sophie Calle (mais je ne suis pas allé voir à Avignon ses lectures à propos de sa mère), toujours grâce au Méjan (jusqu'au 2 septembre) : 'La première et la dernière fois', titre qui se prêterait à bien des interprétations, mais qui, ici, s'applique à la vue. La première fois, c'est celle de la vision de la mer : six écrans (qu'on ne peut voir tous à la fois, il faut se déplacer dans la salle, aller de l'un à l'autre dans la pénombre), le bruit des vagues, trois hommes et trois femmes, gens du peuple, jeunes et moins jeunes, qui, pour la première fois de leur vie, découvrent la mer. Sophie Calle les filme par derrière,
Sophie Calle, La première fois (Voir la mer), 2010
c'est dans les frémissements de leur dos, dans la tension de leur nuque, dans l'esquisse d'un geste de la main ou d'un regard latéral, qu'il faut deviner leur trouble. Puis, quand l'émotion les a submergés, doucement, ils se retournent vers la caméra, qui filme alors leur visage en gros plan : une larme discrète, un rire nerveux, un regard éberlué, comme une fin de transe, une prise de distance. C'est, comme souvent avec Sophie Calle, un dispositif très simple et très puissant, une 'manipulation d'émotion'. Dans un recoin de la salle, sur un petit moniteur TV, des enfants vivent la même expérience, trois petits garçons et deux petites filles, une fratrie sans doute; deux adultes les amènent dans le champ les yeux fermés, les enfants ne tiennent pas en place, ils refusent de bien s'aligner, ils se tournent sans cesse et finissent par aller jouer dans l'eau. C'est en quelque sorte une déconstruction du processus, une mise à distance presque parodique, un pied de nez à la rigueur du dispositif des six écrans voisins.
Sophie Calle, La dernière fois, 2010, vue d'expo
L'autre pièce de Sophie Calle montrée ici est dans la lignée de son travail précédent sur les aveugles, il y a 25 ans. Quelle a été la dernière vision de gens devenus aveugles ? Selon le même protocole (un portrait, un texte, la dernière image), il est ici question (excepté pour un aveugle de naissance) d'accidents soudains, de crimes, d'erreurs médicales, mais aussi de disparition progressive de la vision, de souvenirs reconstruits autant que d'interruptions brutales. Parmi ces dernières images, il y a le mari aimé éternellement jeune, l'autobus devenu flou, le corps d'une femme dans la rue qu'on prend pour un poteau (!), le
Sophie Calle, La dernière fois, 2010, vue d'expo
beau docteur juste avant l'opération, la lampe avant la nuit fatale, des images qui nient le temps, qui le gèlent. Chaque ensemble est une micro-histoire, avec dates précises, circonstances détaillées, documentation. L'un, ci-dessus, se souvient des ses trois enfants sur un canapé, vision qui s'estompe peu à peu, et nous n'avons à voir que le canapé vide. L'autre, ci-contre, a soudain perdu la vue en brodant un tapis avec sa mère, elle tente maladroitement d'en redessiner le motif sur son carnet. Au-delà de l'émotion qui se dégage de cette salle (et si ça m'arrivait... Sophie Calle est très forte pour créer sobrement cette empathie), tout travail sur la vision, la mémoire et leur perte, tout travail sur les aveugles, se trouve aussitôt chargé d'un poids, d'une réflexion sur l'image, qui, ici, vous poursuit longtemps après la visite. Clairement, une des deux ou trois meilleurs expositions d'Arles.
Alors, un bilan final des Rencontres ? Comme bien d'autres (ici, là), je pense que ce fut une des plus mauvaises éditions. Si l'équipe des Rencontres ne se ressaisit pas (ce qui passera sans doute par des remises en cause difficiles et des changements assez radicaux), elles vont doucement vers leur mort. Restera le off ... Reviendrais-je l'an prochain ? Pas sûr.
Photos Sluban et Aveugles de l'auteur; photos Koudelka et Darzacq 1, courtoisie des Rencontres; photo Calle 1 de Florian Kleinefenn, courtoisie galerie Perrottin. Sophie Calle étant représentée par l'ADAGP, les photos de ses oeuvres seront ôtées du blog à la fin de son exposition.