La fausse victoire de 1945
La France ne devait pas figurer dans le camp des vainqueurs après la chute de l’Allemagne nazie. Ni les Etats-Unis, ni l’URSS ne le souhaitaient. La participation de notre pays à l’occupation de l’Allemagne vaincue fut imposée par Winston Churchill pour éviter la marginalisation de la Grande Bretagne par les deux superpuissances américaine et soviétique, Cette réhabilitation étrangère de notre statut de puissance a faussé le bilan réaliste qui aurait dû être fait sur la France aux lendemains de la seconde guerre mondiale. Le sacrifice des 92 000 soldats morts au combat lors de la campagne de France comme celui des milliers de résistants torturés, fusillés, exterminés durant l’occupation n’efface pas les marques indélébiles laissées par les causes de l’effondrement de juin 40 (sur les 1 800 000 prisonniers français faits par la Wehrmacht, 1 100 000 se son rendus entre les 17 et 25 juin). A la lecture de cet ouvrage, une évidence s’impose aux justifications de tous ordres : la très grande majorité de la France, de ses élites, de son peuple n’a pas su faire face à la menace.
Un mot-clé revient en boucle tout au long de ce réquisitoire historique : l’inertie. La France de Pétain n’a pas sauvé les meubles de l’empire. Elle a au contraire institutionnalisé la pire des solutions, un pacte de collaboration avec ce régime abjecte qu’était l’Allemagne nazie. La voix du général De Gaulle à Londres a masqué progressivement au fil du temps ce triste constat. Mais le passif demeure : l’absence de volonté, le refus de passer à l’offensive lorsque le régime nazi était encore faible militairement, le manque de courage d’un pays devant l’adversité.
Quel rapport avec la situation actuelle ?
L’inertie est la caractéristique des gouvernements qui se succèdent au pouvoir, quelque soit leur tendance. La France doit se battre, elle n’a pas le choix. Il ne s’agit plus d’une guerre militaire (du moins pour l’instant) mais d’une guerre économique du temps de paix à laquelle s’agrègent des facteurs géopolitiques au Maghreb, en Afrique, au Moyen Orient, en Asie. Mais les élites françaises ont un point commun avec celles des années trente, elles ne veulent pas se battre. Elles voguent de compromis en compromis en croisant les doigts pour que le miracle arrive. Ce miracle s’appelle l’Europe politique. Pour l’instant il fait penser à l’espoir non abouti d’une Société des Nations bloquant les manigances expansionnistes d’Adolf Hitler. Dans le passé, cette espérance stratégique s’est traduite par l’autodestruction de l’Europe et la disparition de la France comme acteur majeur de la scène internationale. Peut-elle réussir aujourd’hui dans un contexte pacifié à l’abri des totalitarismes ? Rien n’est moins sûr.
Devant la montée des périls de toutes sortes (succession de crises, affaiblissement du potentiel des puissances européennes, fragilisation des systèmes économiques occidentaux), les élites politiques campent sur les mêmes positions défensives. La haute administration est immuable dans son souci de ne surtout pas mettre un doigt dans le moindre engrenage qui l’amène à risquer sa carrière dans les sacrifices inévitables à accomplir pour sauver ce pays. La ligne Maginot est désormais une barrière mentale, plus discrète, moins voyante en termes d’aberration stratégique. La situation est pourtant limpide : les Etats-Unis roulent pour eux-mêmes et ont bien du mal à maintenir leur statut de superpuissance, l’Union européenne est un jeu de construction hasardeux en pleine déconfiture que seul un miracle peut sauver de l’implosion. Quant au reste du monde, il attend son heure en fonction de ses moyens et de ses dépendances multiples et variées.
Quelle est la marge de manœuvre de la France ?
La créativité tant attendue ne viendra certainement pas de l’issue des luttes fratricides intérieures. Les opportunistes de la droite forte comme les adeptes des rentes de situation de l’écologie fossile ou de la recherche du vrai grand soir humaniste, sont les caricatures usées à la corde des turbulences idéologiques qui ont miné la réflexion stratégique entre 1918 et 1945. Les partis traditionnels cultivent la prudence comme le faisaient les politiciens de la Troisième République.
Par réflexe de solidarité collective, on ne peut que leur souhaiter d’avoir la baraka, l’espoir d’un apaisement passager, le temps d’un mandat. Si ce n’est pas le cas, ils seront balayés et finiront dans le ridicule. Le problème est qu’ils n’ont même pas de plan B. Mais cette fois-ci, ils n’auront pas forcément un ersatz de Pétain pour masquer leur incompétence et passer entre les gouttes du jugement de l’histoire. Les peuples ne vont pas se contenter de regarder passer les trains de mesures fiscales ou de rigueur déguisée. Les effets du consumérisme s’estompent, faute de pouvoir d’achat maintenu à flot. Cette évidence-là devrait pourtant être un signal fort. Mais comme dans les années trente, on ne lit pas Mein Kampf, on s’empresse d’oublier que le magazine à fort tirage Match publiait en 1938 un reportage détaillé sur les premiers camps de concentration (oui, une partie de l’opinion publique savait avant même le début de la guerre que tout cela allait très mal tourner).
La politique de l’autruche est le nouvel art de la guerre français (pas celui décrit par le dernier prix Goncourt) : détourner le regard, ne pas se regarder en face, s’imaginer que la situation grecque, espagnole, italienne s’arrêtera à nos frontières comme le nuage de Tchernobyl. Douce France, pauvre France qui donne parfois l’impression fort désagréable de creuser doucement sa tombe en oubliant les leçons refoulées et jamais apprises d’un passé tragique.
Christian Harbulot
Références :
Claude Quétel, L’impardonnable défaite, éditions Perrin, collection tempus, 2012.