La destruction comme point de départ à une sémiotique libérée : une esthétique des devenirs possibles et non pas du néant. Telle est la problématique de «L’invention de la destruction», première exposition personnelle de l’artiste français Grégory Chatonsky dans la nouvelle galerie Numeriscausa dédiée aux arts numériques (…)
L’article sur paris art
C’est un mixage confus, presque sourd, d’enregistrements de conversations tenues entre les tours de contrôle et les passagers des avions pris dans les événements du 11 septembre 2001 — encore faut-il reconnaître de quoi il s’agit — qui compose l’ambiance sonore tout aussi mortifère que vitale de «L’invention de la destruction», première exposition personnelle de l’artiste français Grégory Chatonsky dans la nouvelle galerie Numeriscausa dédiée aux arts numériques.
Clin d’œil risqué mais pas insolent au provocateur Karlheinz Stockhausen qui qualifia la série d’attentats du 11 septembre de «plus grande œuvre d’art qu’il y ait jamais eu dans le cosmos» (notez que la dimension réellement provocatrice de cette déclaration n’est portée que par sa décontextualisation), l’exposition de Grégory Chatonsky propose une sélection d’œuvres plus ou moins récentes qui s’articulent toutes autour de la question de la destruction comme point de départ et parti pris esthétique. En particulier sous la forme de la dislocation, la destruction est ici posée comme condition et vecteur des fables (matières et sujets) ouvertes à l’interprétation et au jeu du spectateur.
Dérives possibles de(s) One and Three Chairs de Joseph Kosuth quarante plus tôt, les désarticulations opérées dans Dislocation II (2006) sont une réflexion en trois étapes sur la reconnaissance possible ou impossible d’objets lambda modélisés – ici une chaise, un fauteuil de bureau et un clavier d’ordinateur — lorsque leur démantèlement mène leurs contours au-delà du méconnaissable.
Ce sont d’abord les modèles réduits en plâtre de ces différents éléments de mobilier qui sont offerts brisés en quelques morceaux, encore pleinement identifiables, sur piédestal.
Ce sont ensuite leurs représentations modélisées en trois dimensions sur logiciel informatique qui se voient prises dans un lent mouvement d’implosion restitué dans trois vidéos projetées sur l’un des murs de la galerie. L’élan destructeur, virtuel, y est alors donné dans la continuité de son calcul.
Ce sont enfin trois tirages photographiques extraits des précédentes vidéos qui figent chacun des objets dans un état d’abstraction si avancé que les éclats dissociés ne rappellent plus en rien les contours qui les identifiaient comme mobilier à la base.
A fortiori, la problématique devient celle de la valeur d’une définition visuelle quand elle se fonde sur les états transitoires possibles d’objets engagés dans un processus de destruction voué à l’abstraction. En retour, il est peut-être aussi question de la validité ou invalidité de l’immuabilité comme condition caractérisante admise pour les objets (pas seulement inanimés), la fonctionnalité étant ici écartée dès le départ.
Car si dans ce cadre le mouvement d’abstraction semble porté par les dislocations successives, il fait aussi écho au travail de définition qui consiste à réduire les sujets à des signes.
La même problématique prend une tournure plus dramatique dans l’installation interactive I Just don’t know what to do with myself (2007). C’est ici l’empreinte digitale même du spectateur, la définition du singulier humain par excellence juridique, qui est engagée dans un processus de dislocation restitué sur écran si l’on applique son doigt contre le capteur d’un lecteur installé dans la pénombre. Tous les éléments qui composent et définissent l’identité ultime d’une individualité s’étendent, s’écartent et se métamorphosent lentement dans une dérive perpétuelle qui ne peut être cessée que par l’engagement physique d’un autre spectateur.
La contrainte procédurière qui est donnée à jouer dans cette installation renvoie le sujet à l’effacement de son propre signe. Contre la définition réductrice d’une singularité à des fins judiciaires s’oppose ici une infinité de possibles. Et bien que la dislocation démonte les caractéristiques individualisantes, les formes qui en résultent n’en sont pas moins la mémoire d’une présence, en conséquence un portrait (la gravure laser sur plexiglas du « portrait » de Grégory Chatonsky ainsi réalisé est exposée en parallèle).
Le principe déstructurant est transposé dans une dimension beaucoup plus ouvertement narrative (au sens théâtral du terme) dans les deux séries de photographies qui prolongent l’exposition. Dans la plus récente, Dociles (2006), les fragments inertes d’un corps de femme sont isolés, délicatement drapés et soigneusement déposés dans différentes pièces d’un appartement : un bras au pied d’une fenêtre, une jambe sous un bureau, etc.
À l’instar de ces membres inertes, peut-être meurtris, plus vraisemblablement chéris, la série a de « docile » la facilité par laquelle chaque cliché peut se laisser envahir par l’imaginaire, par empathie. Chacun des fragments rappelle la sensation d’un corps tout entier, comme effleuré à tâtons dans l’intimité, et loin d’être autoritaire, chaque mise en scène est une indication pour des fictions ou des univers possibles, plutôt que des récits figés.
La série de collages photographiques Readonlymemories (2003) consiste en la tentative de recomposition des constructions spatiales mentales ou montages rétiniens opérés inconsciemment par les spectateurs lors de la lecture de films, à partir de la réalité des images fixes dissociées qui en sont extraites (en l’absence de mouvement). Par exemple, 1954 / V (Fenêtre sur Cours) est une reconstitution de la fameuse cour de Rear Window (Alfred Hitchcock, 1954), un montage photographique de toutes les parties révélées de ce décor au fil des nombreux mouvements de caméra qui s’y effectuent dans le film.
Au final, l’ensemble restitué, bien qu’irrégulier, s’apparente curieusement au souvenir que l’on garde de la scène dite. Pourtant le collage dépasse largement la réalité fragmentaire du décor tel qu’il avait été filmé et raconte une autre histoire, condensée parfois jusqu’à l’invraisemblance. Le principe temporel qui régit l’espace cinématographique en mouvement est ainsi rompu au profit d’une logique inverse : soumettre le temps à l’espace figé et délimité d’un unique cadre photographique.
C’est de l’affect qui est déconstruit dans les vingt-quatre livres qui constituent la bibliothèque de Register (2007). Chacun des livres retranscrit un ensemble de sentiments collectés en une heure sur des blogs par un logiciel d’exploration automatique conçu pour repérer et isoler des expressions possibles d’émotions à partir d’une liste préétablie de qualificatifs (par exemple ceux se rapportant à la joie — «happy», etc. —, ou à la tristesse — «sad» —, etc).
Ce catalogage insensible, objectivant, puisqu’il est le produit d’un automatisme inflexible consistant à réduire l’affect à des variables prédéterminées, supprime la profondeur circonstancielle des sentiments qu’il veut bien déchiffrer comme tels. Pourtant le registre n’en regorge pas moins de sensibilité. Plus paradoxale encore est la contagion émotionnelle qui opère à l’écoute des bruissements du disque dur défectueux My hard drive is experiencing some strange noises (2006).
Au fil de ces différentes propositions qui donnent à jouer et à réfléchir des formes dysfonctionnelles ou déconstruites, Grégory Chatonsky ouvre la voie vers une sémiotique libérée où chaque éclat de ce qui est détruit, plus que de raconter sa provenance, semble évoquer ses devenirs possibles.