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« Prenez soin de vous », Sophie Calle (DHC, Montreal)

Publié le 31 juillet 2008 par Gregory71

Hier, je suis enfin passé voir l’exposition Sophie Calle au DHC. Au début, amusé par le propos, j’ai souvent souri (du fait de ma situation personnelle), puis des questions ont rapidement vu le jour et pour ainsi dire une certaine critique dont je vais lister les points sans vraiment les rédiger. L’exposition est intéressante par ce qu’elle suscite.

Le propos de départ est simple. Une lettre de séparation d’un homme soumise à 3 procédures de traduction :

1/ Demander à des femmes ayant des métiers différents de jeter un coup d’oeil professionnel à cette lettre.
2/ Demander à des femmes du spectacle de jouer cette lettre : chanter, déclamer, danser, etc.
3/ Rejouer cette lettre, et l’absence de l’homme, selon un motif médiatique : cinéma, interview, radio.

La polarité homme/femme n’est jamais questionnée, ou si vous voulez le différend sexuel. Ce sont seulement des femmes qui sont interrogées, comme si d’avance on savait ce à quoi se réfèrait le mot « femme ». Elles y projettent alors leur propre histoire, parfois avec un certain ressentiment. Je suis étonné de la transformation du féminisme actuel passant d’une identité comme construction culturelle (Simone de Beauvoir) à une identité naturaliste et génétique .

La procédure artistique n’est jamais questionnée alors même que la méthodologie adoptée semble aller dans cette direction. Je m’explique : il s’agit pour Calle de donner la parole à d’autres sur un événement dont elle ne sait que faire (sans doute parce que la lettre verrouillait d’avance toutes possibilités de réponses). Or, chaque intervenante répond à la question posée par Calle mais jamais ne lui renvoie une question (qui est d’ailleurs la seule intéressante) sur sa propre posture. Que fait-elle en faisant ce qu’elle fait ? Quelle est sa typologie ? Sa position ? On pourrait fort bien estimer que cette question est posée en creux, mais ce serait là une rhétorique facile consistant à dire que quelque chose est là justement dans son absence. D’ailleurs au regard des autres dispositifs (le 3.), je ne pense pas qu’il y ait même ce désir de retournement sur soi.

Du fait, de cette unilatéralité du dispositif, celui-ci se présente comme autre chose ce qu’il est. Il se présente comme une élaboration grand public de la mort de l’auteur : je n’ai rien à dire donc je suis hanté par la voix des autres. Sauf que finalement je maîtrise totalement les règles du jeu qui ne sont jamais déjouées. Or, déjouer le jeu, défier les règles, jouer de la différence entre la mise en pratique des règles et leur défaillance dans un aller-retour permanent est un des motifs fondamentaux de notre esthétique.

Cette posture de maîtrise totale a pour conséquence un ton désagréable qui peut faire rire, mais qui finalement est assez stupide et dire que ce n’est pas Calle qui parle me semble un faux-argument, c’est toujours elle qui parle bien sûr, c’est elle qui choisit, met en scène, décide des règles et du dispositif. En flânant dans cette exposition, j’ai immédiatement pensé à un autre travail, oh combien plus différentiel et sensible, le livre de Marcelle Sauvageot nommé « Laissez-moi », récit autobiographique d’une séparation. Et c’est même jusqu’aux titres entre le « Laissez-moi » et « Prenez soin de vous » qui créé un écart immédiat et intuitif, qui signale deux postures. La première se donne à elle-même, elle s’ouvre à sa propre possibilité, elle s’exprime en son nom et elle s’adresse profondément à l’autre. La seconde ne fait que citer l’autre, elle dénigre, tournes-en ridicule non par quelque humour léger, mais plutôt par ressentiment, elle est une phrase tournée vers soi-même, vers le « vous » qui est Sophie Calle.

Le thème de la séparation a donné lieu à tellement d’ouvrages magnifiques, sensibles, émouvants que le travail de Calle me semble bien mince, comme une recette appliquée, malgré les moyens et l’argent déployés. D’ailleurs le point de départ même du travail consistant à partir d’un seul événement, d’une simple lettre, pour l’aborder de plusieurs manières avec plusieurs personnes, et ce sont bien tous des personnages puisqu’ils sont réduits à leurs fonctions sociales (à leurs métiers), est encore un mécanisme très daté. C’est le roman naturaliste du XIXe. Est-ce une découverte qu’un même événement peut donner lieu à autant d’interprétations qu’il y a d’individus ? Sommes-nous encore dans l’époque de cette forme de subjectivité ? Mon intuition, qu’il faudrait sans doute développer, je le sais bien, c’est qu’il s’agit d’un motif un peu passé, quelque chose d’autre arrive aujourd’hui dans la subjectivité amoureuse.

Il y a comme une atmosphère dans l’exposition, qui plane de manière diffuse : une certaine haine envers le langage, une certaine défiance, et pourtant cette exposition avant d’être visuelle (j’avoue que les images sont décevantes et ne tiennent pas vraiment l’oeil) est textuelle. Ce qui nous fait sourire c’est le texte. Il est d’ailleurs étrangement mis en scène ce texte, très design, parfois typographié, parfois écrit, avec de la découpe laser, sur du métal, avec un double fond, que sais-je encore. C’est une véritable revue des manières de mettre en scène du texte dans une exposition. Cela fait un peu catalogue et puis c’est assez précieux, ça fait vraiment penser à une esthétique méticuleuse du XIXe, un cabinet des curiosités. Les choix subjectifs de Calle sur la mise en scène (ou la mise en boîte) des textes montrent bien qu’en fait sa posture est un méta-langage, c’est-à-dire une autorité. En effet, un petit détail matériel le prouve : parfois sur la vitre qui est au-dessus du texte, en sérigraphie je crois, il y a un mot encerclé, une note, et ça c’est le langage de Calle, c’est elle qui place au-dessus de la parole des autres, sur la vitre, mais aussi hiérarchiquement, son langage. La parole des autres n’est donc qu’un prétexte à un métalangage, et c’est pour cela que l’exposition manque finalement d’humour et reste ressentimentale.

Concernant la destination même de l’exposition, il y a un côté très « people » qui consiste à mélanger des gens « normaux » à des « célébrités ». C’est d’ailleurs le propre des mass médias actuels de procéder à un tel mélange. Sophie Calle reprend à son compte ce qu’on pourrait nommer une esthétique de la télé-réalité. On sourit quand on lit la lettre de la petite écolière (c’est l’école des fans), on sourit quand on reconnaît Mazarine en normalienne appliquée. Ce sont exactement les mêmes mécanismes que ceux de la télévision. Est-ce une manière de se rapprocher du grand public ? De rendre accessible cette oeuvre ? Mais n’a-t-on pas alors une idée préconçue et méprisante du public? Ne se soumet-on pas alors de façon précritique aux clichés de l’esthétique télévisuelle ? Et c’est peut-être pour cela que cette proposition artistique me semble si ancienne, si datée et comme parler d’un autre monde disparut. Il parle du monde de la télévision dans lequel nous ne sommes plus, en tout cas c’est que je crois. Quid des multitudes contemporaines ? Quid de toutes ces singularités indifférenciées qui peuvent s’inscrire à même le réseau ? Quid des bases de données de tous ces individus, les gardant en mémoire et avec eux les traces de leurs vies ? Il y a ce dispositif un peu médiocre avec une quarantaine de moniteurs et toutes ces femmes qui récitent, chantent, déclament la si fameuse lettre: c’est un théâtre, rien de plus, mis en scène par l’omniprésente artistique. Les femmes jouent le rôle des femmes, chacun est à sa place.

Pour être convaincu que la posture de Sophie Calle est un peu problématique, il suffit se s’asseoir dans la salle cinéma, radio et interview et de s’arrêter devant ce dernier dipositif. Nous sommes sur les chaises de metteur en scène que nous voyons à l’écran (merci pour la récursivité!). L’artiste est sur la chaise de gauche, sur celle droite il y a la lettre de l’homme, et elle va s’adresser à cette place vacante , à cette lettre comme si elle s’adressait à lui. Elle parle, je suppose en son nom propre, et il faut entendre ce qu’elle dit, le petit récit de la séparation, les petites réactions. Il manque quelque chose. Il manque une place vacante, peut être celle de l’homme qui aurait pu être la nôtre, il nous manque du néant pour investir ce jeu, du néant en Sophie Calle, entre les deux. Une incertitude des voix, un indécidable. C’est simplement une mise en scène, rien de plus, rien n’effleure.

Pour finir, une image étrangement me reste, c’est la vidéo du perroquet, mangeant la lettre, bruissant de son petit cri de volatile. Je ne comprenais pourquoi cette vidéo, et seulement celle-ci, me semblait juste par rapport à la question de la séparation. N’est-ce pas parce que justement dans celle-ci le genre (sexuel, génétique, langagier) est dans un rapport indéterminé. Je ne sais pas très bien ce que fait le perroquet, il ne répond pas à un plan déterminé par la mise en scène, il est imprévisible, il y a événement. Comme quoi, il n’est pas si difficile dans une image, dans une seule image de produire quelque chose qui opère véritablement d’un point de vue esthétique.


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