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Il suffisait de faire un peu attention, en inclinant légèrement la tête, en fixant son regard, en restant un temps un peu trop long sur un objet quelconque, et l’époque, dans chacun de ses détails, semblait apparaître d’elle-même. Il n’y avait en cette précision nul enthousiasme, nulle révélation d’une vérité du « Zeit », mais plutôt l’étonnement face à ce fourmillement de détails, un incroyable crépitement. Chaque vie était si intense, si pleine et en même temps ennuyeuse, le temps filait à toute allure, on ne savait plus quoi faire, on était entouré d’objets et de fonctions, de résolutions et de responsabilités. Tant et tant de choses à faire et pour cela une seule vie, une seule vie. On aurait bien eu du mal à coordonner ces discontinuités, à en faire le récit total, à trouver des concepts pour subsumer et donner un sens. Pourtant, quelque chose arrivait. Ils nommaient cela perte d’autorité, effondrement des cadres classiques, que sais-je encore, de simples mots pour dire l’impuissance et la bêtise. Nous avions décidé de fixer notre regard sur des détails, les ordinateurs, les images et les médias, d’y voir comme dans une monade le pli et le repli des mondes, non comme si tout s’y résumait – qu’est-ce qui pouvait résumer quoi que ce soit?- mais pour suivre et inventer des points d’intensité. Étais-ce un prétexte? Étais-ce bien plus qu’un prétexte? On y apercevait ce que l’humain, dans son anonymat même, était en train de devenir. Dans les technologies, quelque chose dépassait l’ordre du projet et de la fonction, quelque chose déjà n’était plus instrumentale. À cela ne venait répondre nulle prédiction, simplement le sentiment d’une époque. Il ne fallait plus choisir entre l’intempestivité nietzschéenne et le modernisme naïf, ces conceptions du temps ne correspondaient plus à notre temps. Nous tentions d’entrer dans des flux, non le conformisme du temps mais ses singularités extrêmes. Par exemple, l’attention portée aux changements indicibles pour la plupart des gens mais qui nous frappait heure après heure. SImplement l’étonnement joyeux de voir quelqu’un parler dans un téléphone portable, cette spectralité, cette distance et voilà toute la proximité qui s’ouvre, deux doigts qui s’écartent et voilà qu’on zoome sur une page web, un doigt qui glisse et la page défile. Les changements d’époque, nous semblait en effet si vastes et pourtant si inaperçus, comme si nos contemporains s’ennuyaient dans une consommation à laquelle plus personne, pas même les adolescents fascinés par les marques de vieux, ne croyait plus, ce n’était plus qu’une habitude des corps, rien de plus. Le monde changeait déjà depuis longtemps parce que le sentiment de nos existences, de chacune de nos existences, était bouleversé par quelque chose qui lui semblait étranger, les technologies qui étaient bien autre chose que de simples projections.