En ces temps de crise économique, certains des travaux académiques de Milton Friedman mériteraient d’être davantage étudiés et commentés, à condition de ne pas se cantonner à la seule de ses théories qui soit légèrement connue en France, le monétarisme. Hors cette question, Friedman a ainsi écrit sur les comportements de consommation et sur la temporalité des politiques de relance, deux théories qui mettent à mal les thèses keynésiennes.
Par Alexis Vintray.
Théorie du revenu permanent
En 1957, alors qu’il est encore peu connu, Friedman écrit A Theory of the Consumption Function dans lequel il s’en prend à l’un des fondements de la théorie keynésienne, sa fonction de consommation. Cette fonction de consommation décrit la façon dont un ménage consommera en fonction de ses revenus.
Pour Keynes, la consommation est fonction du revenu disponible à l’instant t. Dès lors, si le revenu augmente temporairement par un plan de relance, le consommateur consommera plus, prenant en compte ce revenu supplémentaire.
Séduisant mais largement faux. Friedman observe que la consommation des ménages est beaucoup plus régulière que leurs revenus. Pour expliquer cette différence, Friedman propose son hypothèse du revenu permanent : le revenu d’un individu a deux composantes : une composante permanente et une composante transitoire. Ce qui compte ce n’est pas le revenu des ménages, mais leur estimation de leur revenu permanent, fonction de leurs revenus passés et l’anticipation qu’ils ont de leurs revenus à long terme. Pour que la consommation des ménages change, il faut que ce soit ce revenu permanent qui change, et un chèque de remboursement temporaire d’impôts n’y fera rien si l’économie est déprimée.
Dès lors, l’argumentation keynésienne ne tient plus : à quoi servirait une politique de relance si les ménages accumulent l’excédent de revenu dans des bas de laine sous leurs matelas ? À peu de choses à part creuser le déficit ! Cela a été ainsi vérifié dans des études américaines sur des baisses temporaires de fiscalité dans les années 1960, ainsi que, plus généralement de manière statistique. Seule une baisse durable de la fiscalité peut avoir un effet sensible sur l’activité.
Il serait hâtif de dire qu’il en est toujours ainsi, ne serait ce qu’en raison de l’intervention d’autres facteurs pour expliquer les variations de la consommation et pour ne pas sombrer dans l’historicisme. Mais l’argument reste valable, largement vérifié, et devrait faire réfléchir à deux fois les partisans de la relance à tout crin.
Temporalité de l’intervention étatique
Friedman porta un autre coup, plus violent, aux théories keynésiennes sur l’intervention étatique en période de crise : loin d’atténuer les crises, elle ne fait que les aggraver. Les politiques contra-cycliques (destinées à lisser l’évolution économique) sont en fait pro-cycliques (elles accentuent les cycles économiques).
Friedman étudia cette question dans ses Essays in Positive Economics (1953). Dans ce recueil se trouve en particulier un texte, The Effects of a Full-Employment Policy on Economic Stability, écrit en 1951. Milton Friedman y souligne que l’action de l’État est marquée par des lags ou délais en français. Il estime ainsi entre 10 et 24 mois les délais entre le moment critique et le moment où l’État agit concrètement. Entre les deux, il y a un délai entre le moment où le problème survient et celui où les hommes de l’État en prennent conscience, puis à nouveau un délai jusqu’à la décision des mesures à prendre, et enfin un troisième avant que les effets de ces mesures se fassent sentir. Il résume ainsi cette analyse des lags de l’action publique en 1962 dans son ouvrage capital, Capitalism and Freedom :
There is likely to be a lag between the need for action and government recognition of the need ; a further lag between recognition of the need for action and the taking of action ; and a still further lag between the action and its effects.
Partant, les effets des plans de « relance » se font sentir quand la machine économique reprend, accentuant l’expansion de façon inconsidérée.
Ces théories de Friedman sont cependant bien loin d’être écoutées actuellement, alors que les hommes politiques de tout bord semblent jouer à qui aura le plus grand plan de soutien à la croissance ? Qu’est-ce qui permet d’expliquer cette obstination de l’intervention politique alors ? Montrer qu’on agit pour ne pas passer pour Mister Do-Nothing, répondre à la demande exprimée sur le marché politique en somme. Quelques pistes qui mériteraient un article à part entière.
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