Nous sommes le 21 février 1896 à Paris : August Strindberg quitte sa pension à Montparnasse et emménage à l’Hôtel Orfila, au 60 rue d’Assas, près du Jardin du Luxembourg… “Une semaine après, descendant la rue d’Assas, je fis halte devant une maison d’aspect claustral. Une grande enseigne me révéla la nature de la propriété : Hôtel Orfila. Toujours Orfila ! Dans les chapitres suivants, je vais raconter tout ce qui s’est passé dans cette vieille maison où la main invisible me poussait afin que j’y fusse châtié, instruit et… pourquoi pas ? illuminé !” (Inferno, Mercure de France 1966, Imaginaire Gallimard 1996, Paris).
Strindberg par Munch
En plein cœur de son divorce avec sa deuxième épouse Frida Uhl, Strindberg est en proie à des “puissances” qui guident sa destinée d’une manière plutôt perverse. C’est la crise dite d’Inferno : où l’alchimie, la physique et la métaphysique s’imposent comme les nouveaux fers de lance d’un Strindberg s’acharnant à vouloir transformer le souffre en or. Par l’influence des vapeurs toxiques issues de ses expériences, et de l’absinthe dont il abusait à cette époque, l’esprit de Strindberg est inondé d’un flot d’hallucinations morbides voire occultes et ésotériques, d’un sentiment extrême de persécution allant jusqu’à la paranoïa la plus démente. Strindberg lit alors Balzac et son Séraphîta, sans doute Swedenborg, William Blake et Emmanuel Kant, et côtoie à Paris Alfons Mucha, Papus (Gérard d’Encausse), François Jollivet-Castelot, William Butler Yeats, Frederick Delius et Edvard Munch qu’il associe bientôt à son pire ennemi “le polonais” Przybyszewski (qu’il nomme Popoffsky).
Aujourd’hui, Strindberg revient hanter l’Hôtel Orfila reproduit dans le film Inferno de Paul-Anthony Mille, jeune producteur et réalisateur franco-américain, gérant de la société de production Kafard Films. Je le remercie chaleureusement de s’être prêté au jeu de l’interview…
Adapter ce roman de Strindberg était-il un rêve de longue date ? Comment avez-vous envisagé ce projet ?
Tout a commencé il y a deux ans : mon père, Pierre Mille, qui est écrivain et notamment scénariste du film (interprète de Strindberg), empruntait tous les matins le même chemin depuis de la place St Sulpice jusqu’au cimetière Montparnasse, en passant par la rue d’Assas. Il passait tous les jours devant l’ancien Hôtel Orfila où règne à présent une plaque en hommage au passage de Strindberg en 1896 – plaque qu’il ne remarqua qu’assez tardivement. Mon père décida donc de se renseigner sur cet exil à Paris du grand homme suédois, et remarqua que pendant son séjour, Strindberg empruntait plusieurs fois le même itinéraire que lui, à la rue près et de manière tout aussi régulière. Cette drôle de coïncidence et ces deux destins d’auteurs qui se croisaient à plus d’un siècle d’écart nous ont plongés avec beaucoup de curiosité dans l’œuvre et la vie de Strindberg, et notamment sur son passage à Paris et sa terrible année Inferno, périodes qui ont été plus qu’inspirantes à adapter en film. Comme mon père et moi travaillons régulièrement ensemble, nous avons pris l’habitude de nous laisser guider, dans la création et le choix de nos productions, par le hasard ou le destin certains diront… ou peut-être tout simplement par ces “forces occultes” dont Strindberg parle si bien dans Inferno.Vous précisez qu’il s’agit-là d’une “libre adaptation” d’Inferno : quelles libertés avez-vous choisi de prendre ? Dans quels buts ?
Les biopics ont rarement été autant à la mode au cinéma que depuis ces dix dernières années, et cela nous ennuyait terriblement de raconter l’histoire de Strindberg de manière banale et surtout de façon historique. Inferno est avant tout un livre sur la profondeur de la folie d’un homme, et c’était cette expérience psychologique de Strindberg qui nous intéressait. On a voulu “adapter” l’âme et ce qu’il y a de plus profond dans le livre. On a mis des images sur ce qui était écrit entre les lignes et pas sur ce qui était au premier plan, comme devrait l’être toute œuvre artistique et profonde qui mérite d’exister. On a puisé dans l’essence même de l’esprit de Strindberg à cette époque pour réadapter cet auteur, en utilisant le cinéma non comme un moyen d’éducation comme pourrait le faire certains historiens, mais plutôt comme une vision, un témoignage et un regard personnel sur Strindberg, la création, la folie, l’amour, le XIXe siècle, l’art, le théâtre, la science et les nombreux autres sujets qui sont traités dans ce film.
Pourquoi avoir choisi de créer ici un August Strindberg “muet” ?
Pour plusieurs raisons. Tout d’abord, pour accentuer la folie dans laquelle était Strindberg, en le rendant impuissant face à ce qui l’entoure. L’une des grandes forces de Strindberg était sa maîtrise des mots, et finalement, on a trouvé intéressant de le rendre vulnérable en l’imaginant muet, tandis que le monde qui l’entoure – qui est le monde de sa folie et de son imagination – le dépasse complètement, sans qu’il ne puisse presque plus le contrôler.
De quelle façon vous êtes-vous basé sur le roman pour écrire votre film et les dialogues ?
Personnellement, je préfère aborder Inferno plutôt comme un journal que comme un roman. Nous avons pioché dans le livre une dizaine de scènes fortes que nous avons réadaptées de manière fidèle. Scènes qui étaient assez folles et puissantes dans le livre pour ne pas avoir à trop s’en écarter.
Avez-vous réutilisé des phrases exactes du roman ? Ou avez-vous préféré “alléger” le traitement des pensées de Strindberg ?
Tous les dialogues du monde imaginaire sont tous issus de l’œuvre entière de Strindberg. Par exemple, on retrouve des dialogues de Mademoiselle Julie, de Drapeaux noirs et de quasiment toutes ses pièces de théâtre. Ça a été un véritable puzzle et un jeu passionnant de construire les dialogues du film en piochant dans les œuvres de Strindberg écrites avant son passage à l’hôtel Orfila.
Le début du Journal Occulte vous a-t-il servi comme seconde source ?
Oui, autant que le Plaidoyer d’un fou, que le Livre bleu ou encore la vie photographique de Strindberg et ses correspondances en plusieurs volumes. On a tout lu, et tout est devenu source d’inspiration pour mon père, Brizit Pesquet la directrice artistique qui a travaillé l’univers du film et moi-même. Au tout début d’Inferno, il y a même une petite pièce de théâtre, un “mystère” pour être exact, d’une douzaine de pages intitulée Coram Populo et sous-titrée “De Creatione Et Sententia Vera Mundi” que nous avons mis en scène dans le film, et qui arrive à un moment clé de l’histoire, lorsque Strindberg se remet à écrire.
Vous êtes-vous inspiré d’œuvres d’autres réalisateurs pour le travail très spécial de la lumière (à la bougie) ?
Bien sûr, j’ai puisé des idées chez tous les réalisateurs qui m’inspirent chaque jour dans mon travail et que j’admire : les premiers films de Werner Herzog pour la narration et l’univers poétique ; Antonioni pour son côté esthète et sa photographie ; Kusturica pour sa vision burlesque de la vie ; David Lynch pour sa vision du subconscient ; et Kubrick pour Barry Lyndon évidemment…
Pourquoi avoir choisi de tourner en pellicule Super 16 ?
Pour plusieurs raisons : tout d’abord, pour faire du cinéma au sens noble du terme, en souhaitant continuer ce que nos ancêtres font depuis plus d’un siècle. Ensuite, en assimilant profondément la méthodologie correspondant au tournage d’un “film” au sens premier du terme, technique évidemment très différente d’un tournage en numérique. Tout cela place le cinéaste dans une philosophie et un état d’esprit très différents. Car comme le disait Strindberg, ce n’est pas le résultat qui compte, mais la lutte pour y arriver. Et évidemment aussi pour des raisons esthétiques et visuelles. On n’aurait jamais eu la même photographie et le même voyage temporel dans la folie de Strindberg si on avait tourné en numérique. Parole de chef op !
Le tournage d’Inferno s’est déroulé cette année, du 7 mai au 17 juin : quelle difficultés avez-vous rencontrées ?
Absolument aucune difficulté si ce n’est l’argent, car aucun organisme n’a souhaité nous financer, jugeant le projet trop atypique et marginal… Nous sommes donc allés voir des producteurs indépendants et des investisseurs privés qui nous ont permis d’avoir le minimum pour tourner le film.
Paul-Anthony et Pierre Mille
Où en êtes-vous aujourd’hui dans l’avancée de ce projet ?
Le tournage est terminé, nous sommes en plein montage, et il nous manque de l’argent pour développer nos dernières bobines : on recherche donc encore de nouveaux partenaires financiers ou coproducteurs, notamment par le biais du site touscoprod, qui permet, entre autres, le financement participatif de vrais beaux projets cinématographiques.
Interview de Paul-Anthony Mille, réalisée le 30 juillet 2012
> Le site officiel du film Inferno (voir la vidéo des secrets du tournage)
> La page facebook du film
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