Osama James Nakagawa, Gama 9, 2010
Eh, bien, ayant loupé la première semaine et toutes les manifestations "off", souvent beaucoup plus intéressantes, pas tant de découvertes que cela. Commençons par le Prix Découverte : il a été attribué à Jonathan Torgovnik pour son reportage sur les Rwandaises violées et leurs enfants. Sujet difficile et émouvant, beaux textes de témoignage à côté des photos, mais les photographies elles-mêmes sont de plats et banaux portraits de reportage, sans recherche, sans grande profondeur : visiblement, les électeurs ont fait un choix très humaniste, très politiquement correct, mais pas très photographique. Parmi la sélection, à part le parochialisme qui fait que le commissaire finlandais a proposé trois photographes finlandais, et l'Américaintrois Américains (dont Sam Falls, évoqué hier) [Les Rencontres ne devraient-elles pas instituer une règle pour empêcher ces petits arrangements entre amis et encourager plus de découvertes ?], mes propres choix
Nadège Mériau, Au centre de la terre 1, 2011
ont assez vite été faits : ni l'histoire futile du météorite de Régine Petersen, ni le porno désincarné derrière les rideaux d'Eva Stenram (mais c'est drôle !), ni les portraits de Nelli Palomäki, ni les photos de ses propres dessins que fait Jaana Maijila, ni les petites compositions d'Anni Leppälä, ni les nouveaux Robinsons de Lucas Foglia, ni le travail sur l'identité musulmane des frères Essop, ni le militantisme LGBT de Zanele Muholi, ni le sujet bateau de la vie quotidienne au pied d'un réacteur par Chu Ha Chung, ne m'ont très longtemps fasciné : trop simplistes, trop convenus, manquant de recherche ou de densité. Je me suis davantage intéressé au travail de Sammy Baloji sur le Congo, les mines de Kolwezi, où la juxtaposition de deux registres d'images fait bien ressortir une tension 'néo-coloniale', et aux recherches sur la matière, lave, pourriture, moisissure, de Hannah Whitaker.
Nadège Mériau, Grotto, 2011
J'ai longtemps hésité devant le travail de la Carthaginoise londonienne Nadège Mériau, photographe de nourriture. Il ne s'agit pas de la pathologie des dîneurs photographes compulsifs, ni de ce festival, ou, pire, des images bien léchées et mièvres de 'photographes plasticiens' mondains photographiant joliment la 'sublime, forcément sublime' cuisine d'un grand chef. Non, Nadège Mériau photographie vraiment la bouffe, de tout près, ses filaments, ses gruaux, ses adhérences, sa pesanteur, sa matérialité : c'est intime, viscéral, muqueux, intra-utérin comme elle dit, ça ne met guère en appétit, certes, mais c'est superbe, mystérieux, dans une double pulsion de dégoût et de fascination, de contemplation et de curiosité (est-ce un potiron, là ? devrais-je en parler à mon psy ?). À suivre.
Osamu James Nakagawa, Benta, vue d'expo
Osamu James Nakagawa, Gama 21, 2011
Mais, au final, j'aurais voté pour Osamu James Nakagawa, un Américain d'origine japonaise, biculturel, qui présente des photographies de grottes et de falaises de l'île d'Okinawa : en fait, certaines de ses images ne sont pas très différentes de celles de Nadège Mériau, des intérieurs humides, sombres, aux éclats de lumière incertains, des formes dont on ne sait si
O. J. Nakagawa, Okinawa 7, Banta, 2008
elles sont minérales ou végétales, avec des reflets incompréhensibles, des endoscopies tourmentées. Nul besoin de remonter à Platon, ni à Courbet, de rapprocher grotte et vagin, ces grottes 'gama' sont des sanctuaires des esprits. Quels esprits ? Ceux des temps mythologiques, ou ceux qui, pendant les combats de la 2ème guerre mondiale, furent tués ici ou se suicidèrent ? Sa deuxième série, 'banta', évoque plus directement ces suicides d'hommes et de femmes qui, pour échapper à la mort, au camp ou au déshonneur, se jetèrent en grand nombre du haut des falaises d'Okinawa : ces images-ci sont verticales et leur hauteur évoque le plongeon, la chute, la peur. Leur texture, ici zébrée de rouge (sang des désespérés ou rouille des obus), en fait aussi des matières étranges, entre-deux, et leur beauté est aussi terrifiante. Ce travail m'a semblé être celui qui combinait le mieux, parmi ces quinze nominés, une dimension historique poignante et une recherche esthétique formelle.
Pierre Clauss, Sans identité, 2010
Un autre endroit de découvertes est l'exposition d'une quarantaine de photographes passés par les Réflexions Masterclass organisées depuis 2002 par Giorgia Fioro (dont je ne connaissais que le travail sur les pèlerinages), où la recherche et la réflexion semblent plus élaborées, la cohérence chaque année autour d'un thème assez général (Shadow, par exemple) mieux établie. J'y ai noté, entre autres, l'intelligent travail sur le voile de Laura El Tantawy et l'inscription du corps dans le paysage urbain de Anna di Prospero. J'ai surtout remarqué un mur de Pierre Clauss sur 312 sans-papiers reconduits à la frontière et expulsés, 312 'portraits' de rideaux de photomaton tamponnés 'expulsé' : au-delà du discours moral et politique, une interrogation sur l'image et son identité, et, ici, leur négation. Et de Modi (Anne-Lise Cornet), cette composition si classique, christique et en
Modi, Les possibles, 2010
même temps sacrilège, de son corps nu, visage caché, comme offert sur un autel dans l'abside lépreuse d'une église en ruine, fenêtres murées, trappe trop parfaitement carrée au sol, et la touche d'inquiétude qui vient de la peinture bleue sur ses pieds et ses mains : image mystérieuse et révélatrice à la fois.
Enfin, troisième endroit où découvrir de jeunes talents inconnus, l'exposition SFR Jeunes Talents, avec quatre photographes:
- Julie de Varoquier, la plus connue, propose des images oniriques, nuageuses, somme toute assez convenues;
- John Thackwray répète à l'infini un procédé éculé, la prise de vue d'une chambre en plongée;
- Bertrand Noël montre des jeunes femmes qui posent, figées comme des mannequins en plastique, détournant le regard;
Julien Dumas, None Ethnie, 1 à 5 (Lucile, X, Candice, Lala & Diem Le)
- j'ai surtout aimé Julien Dumas pour un travail sériel très rigoureux (je préfère toujours le
Julien Dumas, None Ethnie, 2
discours de la méthode...) : dix jeunes femmes dans une pose identique, assez hiératique, debout, de face, torse et visage découverts, vêtues d'un voile sur la tête et d'un drap ceint autour des reins dans le même tissu sommairement coupé en coton beige clair, chacune tenant une branche de cotonnier avec cinq fleurs blanches (le seul blanc de la photo, dit Christian Caujolle; pas de noir non plus...) disposées de manière assez similaire, nous fixent de leurs yeux minuscules ou immenses, bridés ou ronds, bleus ou sombres. Dix séductrices ou dix nonnes, dix vierges voilées dénudant leur sein. Une gradation de dix peaux, du lait à l'ébène; la seconde, ci-contre, a des marques de décoloration, la septième, ci-dessous, Arabe
Julien Dumas, None Ethnie, 7
peut-être, a un tatouage sous le sein gauche. Une rangée de dix visages, ronds, ovales ou triangulaires, de dix paires de lèvres, fines et serrées, ou grosses et épatées. Dix paires de seins, portés haut ou tombant, menus ou lourds, aux aréoles discrètes ou étendues. Tout un blason du corps féminin, une encyclopédie des peaux, des types, une variation sur la teinte, une universalité féminine. Dix beautés, dix puretés, dix désirs. Ce pourrait être un travail amusant et superficiel; il faudra voir comment Julien Dumas, qui me semble avoir été jusqu'ici plutôt portraitiste 'mode', évoluera, au delà du simple procédé. Ce pourrait être simplement un discours 'antiraciste' sur la beauté universelle, et ce serait déjà pas mal (mais un peu 'toscanien'). Mais c'est aussi peut-être l'amorce d'une réflexion sérielle, voire conceptuelle qui n'aurait pas oublié d'être sensuelle, qui semble d'excellent augure. C'est tout le charme des découvertes que de faire ces paris sur l'avenir...
Julien Dumas, None Ethnie, 6 à 10 (TKS, X, Haby, X & Tatianna)
Photos 4, 7 & 10 de l'auteur; photos 2, 3 & 6 courtoisie des Rencontres; autres photos provenant du site des artistes.