La rivière tourbillonne, elle tourbillone encore. Le train commence à chuchoter dans les pierres. Alors il commence à parler et à parler encore.
Lark, confie-lui tes sandales, avant que le train arrive. Je ferai ce que tu diras. Tout ce que tu diras. Tu en as envie. En fait, tu en as envie tous les jours, exactement comme moi. Il les entend. Leur souffle, c'est comme un bain entre eux deux, profond comme la rivière et toujours en mouvement.
Alors garde tes vêtements. Je sais à quoi tu ressembles, mais pas en entier d'un coup. Je vais me tenir tranquille, plus bouger du tout. Voilà le train, vas-y maintenant. Confie-lui tes chaussures.
Les sandales de Lark sont douces et tièdes, le cuir a pris la forme de ses pieds, il est tout usé et luisant, et les sangles sont assez épaisses pour bien tenir dans la main. Le sol tremble et la pierre du tunnel se met à résonner à fond avant que le train finisse de s'approcher. Le train rugit de plus en plus fort jusqu'à ce qu'en face de lui la rivière devienne toute noire. L'ilôt couvert de broussailles au milieu de l'eau disparaît comme s'il coulait à pic, il ne voit plus ses contours brouillés et il n'entend plus les roseaux qui craquent et qui se couchent sur la berge boueuse. Au fond de lui le train s'illumine, il vrombit dans son ventre et le traverse avec tant de force qu'il doit ouvrir la bouche pour reprendre son souffle. Le tunnel est vide et plein à la fois, si vide qu'il plonge jusqu'au fond. Le chariot tourne sur lui-même comme un membre puissant et il le pousse toujours plus loin, toujours plus profond. Il y a une image au milieu de tout ce fracas, un tunnel à l'intérieur du tunnel. Il s'est déjà trouvé face à elle et chaque fois il regarde plus attentivement et alors, il voit. Il y a des gens endormis partout, des gens empilés les uns sur les autres. Les corps sont toujours là, ils sont tellement nombreux sous le tunnel quand le train passe au-dessus, des corps éparpillés et immobiles, et qui ne remuent plus qu'à peine. Le train les charrie, les soulève, les découvre et les agite. Ils savent qu'il les voit mais ils ne peuvent rien dire, ils ne peuvent rien voir. Aucun bruit, à part le rugissement du train qui les soulève, les paupières toujours closes, l'un après l'autre, comme les pages d'un livre. Un corps se relève et se tourne vers lui, la silhouette d'un homme ouvre ses mains qui luisent dans le noir comme pour se prouver qu'il peut le faire. La douce lueur se transforme en une lumière qui étincelle pareille à un brasier blanc et la chamade commence: des coups qui cognent encore jusqu'à ce que le train s'éloigne, qu'il file là où aucun d'eux ne peut plus l'atteindre.
Termite? Le train est parti. Lark dit tu m'entends. Tu m'entends? Respire maintenant. Termite. Plus de train pour aujourd'hui. Lâche les sandales de Lark et on ira nager. Les garçons peuvent se baigner nus. Je te tiens comme il faut, tu vois? Je sais que tu voudrais que le train revienne, mais il est déjà loin.
Jayne Anne Phillips, Lark et Termite (coll. 10-18/UGE, 2011)
traduit de l'américain par Marc Amfreville
image: autismeinfantile.com