Je tombe à la r’bidaine en lisant un article du Monde.2 dont bien évidemment le titre complet m’intrigua en parcourant la Une Les toc de l’époque : les paparazzis de l’assiette (27 juil. 2012). Si l’on parle de « toc » et non de « toque » s’agissant d’assiette lors même que j’ai lu tant de choses sur les bizarreries et modes culinaires déjantées que je m’attends toujours au pire. Nous n’en sommes pas loin. Cette fois la folie n’est pas dans l’assiette ou plutôt si mais pas dans son contenu - bon ou mauvais - mais uniquement l’image du contenu… Entendre qu’il y aurait un nombre croissant de personnes qui préfèrent photographier l’assiette plutôt que manger. Ils finiront sans doute par le faire mais cela leur paraît secondaire… la bêtise est sans nul doute un plat qui se mange froid, tant pis si la sauce qui devait être délicieuse chaude est figée.
Qu’importe puisqu’ils ne doivent nullement être des gourmets et qu’il leur importe apparemment plus de partager les images - en temps réel - avec plusieurs personnes (via les réseaux sociaux, cela peut faire beaucoup de monde). Réponse de bon sens dans un resto branché de New York à un blogueur qui demandait pourquoi il n’avait pas le droit de prendre son assiette en photo : « C’est là pour être mangé »…
Très judicieuses remarques d’Alexandre Gauthier, le chef de La Grenouillère à La Madelaine-sous-Montreuil, dans le Pas-de-Calais qui désapprouve ces paparazzis de l’assiette : « Ils ne sont pas dans l'instant mais dans le regardez-moi vivre (…) Ils ne sont chez moi que pour la résonance que cela aura sur Twitter ou Facebook. Ils passent leur repas à répondre aux commentaires. Ils n'écoutent pas le serveur. La table est morte ». Le paraître, la frime, la vie « en toc » quoi ! Pire : c’est la fin de la convivialité. Il ne s’agit pas uniquement de manger si bons que fussent les plats mais de partager un moment avec des amis et/ou des membres de sa famille. Je ne peux envisager de repas pris en commun sans conversations. Bien entendu sans parler la bouche pleine.
Bien évidemment la présentation d’un plat, l’harmonie des couleurs notamment, participe au plaisir de la dégustation. Mais je n’ai jamais éprouvé la tentation d’en photographier, même quand il m’est arrivé de parler de cuisine sur ce blog et que j'avais particulièrement réussi un plat. Pourtant, j’aime observer les photos et les images vidéo, m’absorber dans les détails, les commenter le cas échéant. Mais s’agissant de tels moments, je préfère garder le souvenir de ce qui s’est inscrit sur ma rétine. Amplement suffisant pour ensuite le narrer verbalement ou par écrit qui demeure mon moyen d'expression privilégié.
Ce qui m’importe, comme par ailleurs en bien d’autres domaines, c’est l’impression laissée sur mes papilles ou dans mon souvenir. Comment pourrait-on d’ailleurs photographier des sensations ? Il en est qui remontent tellement loin mais qui peuvent surgir inopinément dans mon être à quelques occasions qui les évoquent. Je mettrais au défi n’importe quel photographe même émérite de traduire en images le souffle du vent refroidi par la proximité d’un glacier ressenti il y a fort longtemps en arrivant après une longue marche au-dessus de La Grave. Ce souvenir m’est remonté une fois comme une bouffée et j’en fus enveloppée.
Figer l’instant présent dans une représentation hyper-réaliste pas plus qu’avoir la tentation de dire en temps réel « j’y étais » ne m’a jamais effleurée. Je préfère laisser une certaine distance avec l’instant présent que je goûte en tant que tel. Certains souvenirs sont gravés indélébilement dans ma mémoire, et d’autres y subsistent, entourés d’un certain halo… ma photo intérieure est floue ce qui ne veut pas dire ratée !