Isabelle Le Minh, Lointain si proche, Made in China, 2012, vue d'expo
Bruce Chen, Lin Chin Jang, Ye Jian avec leurs peintures, Shenzhen, 2012 (Isabelle Le Minh)
Quelques rares artistes (sont-ils encore photographes ?) détonnent au milieu de ces Rencontres un peu insipides, car leur travail questionne l'idée même de photographie. Au premier rang, Isabelle Le Minh, une ancienne élève de l'ENSP, qui déconstruit en une dizaine de séquences tout le dispositif photographique, appareil, pellicule, développement, et tous les concepts sur la photo, index, aura et représentation. L'appareil lui-même, merveille de complexité technique vantée par ses fabricants : elle en fait peindre les carcasses et les pentaprismes (tels des diamants biscornus) à Shenzhen par des tâcherons chinois, les mêmes qui reproduisent les tableaux occidentaux à la chaîne. C'est un clin d'oeil à Alighiero e Boetti, qui faisait produire ses tapis par de petites mains afghanes, mais aussi à Benjamin : y a-t-il de l'aura dans cette peinture reproductible ? Est-on très loin de la destruction de la photographie par Mr. Pippin ?
Isabelle Le Minh, Just an Illusion, 2008
La pellicule ? Un objet en voie de disparition : prendre un film vierge, sans images, le développer, le découper pour en faire une 'sculpture' composant le mot illusion, et rendre ainsi hommage aux Word Paintings d'Ed Ruscha. Image absente à imaginer, illusions d'images. Chez Isabelle Le Minh, l'hommage est toujours présent, et toujours, sinon ironique, en tout cas décalé (voir sa série, non présentée à Arles, sur Cartier-Bresson et la négation de l'instant décisif).
Isabelle Le Minh, Darkroomscapes, 2012, ph. Journal de la Photographie
Le développement ? On peut le mettre en relation avec un aphorisme yoga (toute une série sur ce thème : des images 'techniques' d'un vieux manuel de photo sous-titrées de préceptes tirés du Yoga Sutra de Patanjali, en hommage à The Goya Series de John Baldessari), ou bien on peut photographier les bains de tirage dans la chambre noire, au moment où le tireur attend, espère, s'inquiète peut-être, médite, soumis au 'temps argentique' qui bientôt ne sera plus qu'un souvenir ancien. Ce moment de méditation renvoie aux photos océaniques de Hiroshi Sugimoto, la surface du révélateur dans la cuvette devient la ligne d'horizon de l'océan. Les légendes sont du type : "Formule Anallergique (Génol 1.8g, Chlorhydroquinone 5.5g, Sulfite de sodium anhydre 25g, Carbonate de sodium 20g, Bromure de potassium 0.4g, Eau 1000ml)" ; les tireurs apprécieront...
Isabelle Le Minh, Re-Play, 2009
Les clichés ? Un mur entier de photographies de petit format, type album de famille, épinglées face au mur (hommage à Christian Marclay qui réalisa une installation similaire à Berlin en 1994), quelques-unes avec des annotations au dos. Il faut prendre du recul dans cette étroite salle, cligner un peu des yeux, accommoder, et alors se détache, en tons plus marqués, le mot MORE : comme si chaque image était un pixel, comme s'il en fallait toujours plus.
Isabelle Le Minh, I'll be your mirror, 2008/2009
Il y a aussi dans cette exposition des doigts-index, des 'délusions' platoniciennes, des jumelles atomiques, une camera oscura et cet étrange diptyque enroulé autour d'un mur : d'un côté le photographe regarde le monde, vers le passé peut-être, et la petite fille nous regarde, vers le futur (?); de l'autre, les postures sont inversées. C'est une mise en abyme du processus photographique et nous pénétrons au sein même de l'image : mieux la maîtriser ou en être les prisonniers ? Lire le catalogue édité par la Galerie Christophe Gaillard.
Jean-Christophe Béchet, Accidents, vue d'exposition
Si l'approche d'Isabelle Le Minh est une manière conceptuelle de questionner la photographie, dans la lignée de Hilliard ou de Mulas (comme Bonillas), d'autres le font ici de manière plus matérielle. Jean-Christophe Béchet, lui aussi ancien élève et par ailleurs un photographe classique et respectable, a choisi de ruer dans les brancards au milieu de ces célébrations : il ne montre ici que des Accidents, des photos ratées, des pellicules brûlées, des doubles ou triples expositions , des déchirures, des amorces (comme Silvio Wolf), des superpositions, des images mal fixées qui se décomposent. L'intérêt est que rien de tout cela ne fut voulu, ce sont de vrais accidents, aux antipodes du photoshoppage délibéré, construit, artificiel (comme, par exemple, le travail voisin de Marina Gadonneix). Évoquant l'éponge de Protogène, il dit "La découverte d'un accident réussi offre une respiration de bonheur."
Sam Falls, vue d'exposition
Par certains aspects, le travail de Sam Falls, présenté pour le Prix Découverte, est aussi un questionnement de la photographie, aux lisières de la peinture abstraite, dans des compositions rigoureuses et lumineuses.
Sylvia Ballhause, AuraCam, vue d'exposition
Enfin, pour conclure cette interrogation, revenir aux techniques anciennes de la
Sylvia Ballhause, Portrait (young man with cap and stitched horns), 2009
photographie est un chemin souvent emprunté. Sylvia Ballhause (lauréate du Photofolio Review l'an dernier; exposition jusqu'au 19 août seulement) revisite le Triptyque Daguerre de Munich, dont l'original ne montre quasiment plus rien, et que l'on connaît uniquement par ses reproductions passées : l'artefact est plus visible que la représentation première, dont ne subsiste qu'un bruit de fond inaudible, invisible. Utilisant un appareil photographique capteur d'aura, elle tente d'enregistrer et de montrer l'aura des sujets qu'elle photographie (ci-dessus). Ses photographies quasi noires ne livrent une représentation que vues sous un angle précis, rasant, impossible. Que faire quand le matériau photographique lui-même vient perturber l'image, l'obscurcir, la flouter, la faire évanouir, quand la matérialité même du support de l'image devient la seule réalité qu'on puisse appréhender, aux dépens de toute représentation ?
Dans la fadeur d'Arles, ces quatre moutons noirs apportent un vent de rébellion et de fraîcheur.
Photos 1, 2, 7, 8, 9 &10 de l'auteur; photos MORE (Le Minh) et Ballhause 2 courtoisie des Rencontres; photo Darkroomscapes provenant du Journal de la Photographie. Sylvia Ballhause étant représentée par l'ADAGP, les reproductions de ses oeuvres seront ôtées du blog à la fin de son exposition.