Don Giovanni- Hermus/Moses- Stuttgart, juillet 2012

Publié le 28 juillet 2012 par Luc-Henri Roger @munichandco

Peut-on réécrire Don Giovanni? Une question à laquelle la mise en scène ironique et grinçante d'Andrea Moses répond par l'affirmative. La metteure en scène allemande change complètement la perspective du livret en laissant le père de Dona Anna survivre à la violente dispute du premier acte et en organisant un final différent: Don Giovanni se suicide après avoir échappé à un faisceau de tentatives d'assassinat sur sa personne et le Commandeur meurt d'épuisement dans un lit. La version de Stuttgart inclut le grand ensemble final qui suit la mort de Don Giovanni.
Toute l'action se déroule dans le DG Star Hotel, un hôtel dans le style de la déco paquebot des années 30, souvent reprise par la suite. A l'étage, les chambres et un boudoir, entièrement vitrés pour qu'on puisse suivre l'action, au rez-de-chaussée, le bar et selon les scènes, la boutique d'un fourreur, ou encore des garages, selon la perspective où l'on voit le décor de l'hôtel, placé sur un plateau tournant.
Car Don Giovanni est fourreur et on peut le supposer, hôtelier. Il a ses meilleures années derrière lui et vit la vie d'un bellâtre finissant, avec l' élégance douteuse d'un gigolo ou d'un mafieux. Un homme tout de blanc vêtu avec un chapeau blanc lui aussi à larges bords, un  solitaire accompagné de son petit loubard de Leporello, habillé en gamin de rue, un homme en fin de course qui semble un peu avoir perdu la main avec les femmes. On est loin du séducteur flamboyant. C'est à se demander si ce ne sont pas plutôt les femmes qui dominent la situation. Tout ce petit monde est interlope: Anna couche déjà avec Ottavio, elle est calculatrice et théâtrale lorsqu'elle réclame vengeance et indique les moyens de la vengeance, Zerlina une aguicheuse manipulatrice de toute première force et Elvira bien dans le personnage de l'amoureuse éperdue prête à toutes les hontes pour garder l'élu de son coeur.
Andrea Moses donne une interprétation très burlesque du Don Giovanni, sa mise en scène du dramma giocoso n'est jamais très dramatique, mais plutôt bouffonne. Ses personnages mènent une vie sans direction dans un monde désenchanté, et sont souvent enclins à se moquer d'eux-mêmes avec un détachement cynique et calculateur, même au moment de la mort d'un proche. Ce sont des personnages qui jouent une mauvaise comédie: ils s'appliquent à jouer leurs rôles, comme s'ils avaient constamment un regard sarcastique sur leur être propre, comme s'ils ne croyaient pas en eux-mêmes, ce qui se traduit notamment par des gestes saccadés et automatisés où le naturel n'est jamais au rendez-vous, souvent les personnages s'expriment par des mimes peu convaincants et se la jouent faux.
On ne peut rien prendre au sérieux dans ce Don Giovanni. Lorsque Leporello traine le cadavre supposé du père de Dona Anna pour en débarrasser le plateau, le corps relève la tête et fait signe à Leporello d'agir vite. A la fin de l'opéra, le Commandeur vient prendre place sur sa tombe, les pieds dans sa propre couronne mortuaire et se mue en statue peu convaincante. De sa canne il frappe violemment le trou du souffleur, qui finit par en sortir le bras pour agiter un drapeau blanc demandant la fin des hostilités. Pendant ce temps, Masetto et ses amis poursuivent Don Giovanni armés de gourdins avec l'intention évidente de débarrasser la terre d'un être aussi méprisable. Leporello, à bout de nerfs et d'humiliations répétées, tente de liquider son patron en le flinguant de son revolver. Mais il le rate et c'est Don Giovanni lui-même qui finit par se suicider. Le Commandeur se traîne vers une chambre de l'hôtel où il succombe d'épuisement. Dona Elvira annoncera qu'elle va terminer sa vie dans un couvent.
Jolie trouvaille de cette mise en scène axée sur le burlesque pour le grand air Madamina, il catalogo...de Leporello: Leporello a encodé tous les noms des femmes sur son téléphone portable, avec lequel il les a aussi photographiées, et, avec l'aide du souffleur qui lui tend opportunément un cable de connection, projette un power point de présentation du catalogue à l'usage de Dona  Elvira.
Typée également la scène de la noce qui se déroule dans les garages du DG hôtel: les amis de Masetto et de Zerlina ont amené des casiers de bière et des saucisses de Francfort, ainsi qu'un barbecue portable. Les restes de ce repas d'ailleurs davorté avant même que la moutarde ou le ketchup aient pu être étalés sur les saucisses seront par la suite manipulés au gré de l'action pour atterrir sur le plateau de scène que Leporello finira par être forcé de nettoyer. Tout est fait pour mêler joyeusement le public à l'action: outre le clin d'oeil appuyé de la bière et des cochonnailles, Don Giovanni puis plus tard Dona Elvira viendront déranger les spectateurs du premier rang où ils pousseront la chansonnette.
Le chef d'orchestre donne lui aussi dans l'emphase et le burlesque, dès l'ouverture dont les premières notes ressemblent à des coups de tonnerre, ou lorsqu'il force tel ou tel instrument à un son plus appuyé, notamment dans l'air du Catalogo. Antony Hermus, qui deux années de suite (2010 et 2011) a été honoré du titre de chef d'orchestre de l'année par le magazine Opernwelt et que l'on a déjà à plusieurs reprises apprécier en France, a donné un Don Giovanni fougueux et enjoué, à l'aune de sa personnalité débordant d'enthousiasme.
Plusieurs rôles étaient tenus par les chanteurs de la troupe de l'Opéra de Stuttgart, ce qui en soi constitue un gage de cohésion et d'esprit de corps, et assure le soutien du public d'habitués . On sent ce rôdage et cette complicité dans les scènes dans lesquelles le Don Giovanni de Shigeo Ishino est confronté à la Dona Anna de Simone Schneider, mais aussi dans les scènes avec le Leporello d'André Morsch qui a rejoint la troupe récemment. Parmi les chanteurs invités, Attala Ayan donne une ampleur inattendue au personnage de  Don Ottavio, tant le public était charmé par une présence vocale d'une qualité exceptionnelle. Et la Zerlina de la chanteuse sud-africaine Pumeza Matshikiza ravit elle aussi, d'autant qu'elle double la mise par un jeu de scène enflammé, sa Zerlina  a le diable au corps! Le Commandeur d'André Morsch déçoit, mais il est peut-être aussi desservi par l'interprétation qu'Andrea Moses donne du personnage, tandis que Rebecca von Lipinsky, bien connue du public du Würtemberg chante une Elvira honorable, un peu starlette qui court après un rôle, celui de la femme de Don Giovanni, avec son foulard blanc et ses lunettes noires à la Audrey Hepburn ou à la Jackie O.
L'opéra de Stuttgart, la SWR et la chaîne 3SAT ont réussi le pari de la première de Don Giovanni tant dans la salle que sur les pelouses du parc du Château, et le ciel a pour une fois été de la partie. La mise en scène d'Andrea Moses est typique du théâtre de régie à l'allemande. On s'y était attendu et préparé puisqu'il s'agissait d'une reprise du spectacle créé à Brème en février 2010.
Prochaines représentations: l'opéra sera représenté seize fois entre le 28 septembre 2012 et le 13 janvier 2013, avec deux distributions différentes (voire trois pour Don Ottavio).
Dates et réservations en ligne: cliquer ici
Photo: A.T.Schaefer