Interrogation dans les médias depuis quelques semaines : la France emprunte de l’argent à taux négatif. C’était déjà le cas avec l’Allemagne et les Pays-Bas, et maintenant aussi le Danemark, la Norvège, la Finlande et l’Autriche. Cela signifie donc que des investisseurs paient ces pays pour qu’ils utilisent leur capacité de financement. L’agence France Trésor confirme, elle-même surprise, que c’est la première fois qu’une telle situation se produit.
Par Mathieu Bédard.
Publié en collaboration avec UnMondeLibre.
Tout d’abord, il faut se souvenir que le reste de l’Europe est en crise et que, même si la situation française est alarmante, beaucoup de pays de la périphérie européenne sont dans une situation bien pire. Car il ne faut pas se méprendre, malgré les problèmes des finances publiques françaises, la France présente un potentiel fiscal large et docile, peut dans une certaine mesure compter sur la solidarité européenne, et possède un marché obligataire relativement élastique. En d’autres mots, le risque de la dette française est amoindri par ces réserves de liquidités.
Il est normal que les investisseurs se réfugient sur les moins mauvais investissements, et la fuite vers la qualité s’est donc maintenant étendue à la France. Par exemple, ces derniers jours les taux d’intérêt sur la dette espagnole ont atteint de nouveaux sommets, avoisinant les 7,5 %, témoignant de l’inquiétude des investisseurs. Le Portugal, l’Italie et l’Irlande sont aussi en mauvaise posture, avec la Grèce en mauvaise élève européenne. Les banques et le marché interbancaire sont eux aussi relativement peu intéressants avec un taux au jour-le-jour à zéro pour cent. Cet excès de demande a fait augmenter les prix, et puisque les prix et les taux d’intérêt des obligations évoluent dans le sens opposé (effet balançoire), le taux d’intérêt est maintenant en territoire négatif.
Tout ceci explique pourquoi les investisseurs se sont tournés vers la France, mais pourquoi investir dans la dette française si une perte nette est assurée ?
Il y a en fait toute une constellation de facteurs que Carmen Reinhart a appelée dans une série d’articles le grand retour de la « répression financière » [1]. Il ne s’agit pas de s’apitoyer sur le sort des banques, mais d’un concept qui regroupe toute les réglementations visant à rediriger vers les États l’épargne qui financerait normalement l’économie privée. La France le fait de façon directe, par exemple par l’intermédiaire des SICAV, en forçant les épargnants à la financer. Mais cette répression financière est parfois plus sournoise, et beaucoup des aides aux banques octroyées durant la crise de 2008 comportaient en contrepartie des engagements implicites à financer l’État français.
Par ailleurs, depuis 2006 et les règles prudentielles de Bâle II, les banques et les compagnies d'assurance n’ont besoin d’aucun capital sur lequel appuyer les obligations d’État coté AAA+, contre par exemple 50% pour un prêt immobilier et 100% pour un prêt commercial. Cette pondération des actifs par le risque pousse donc les banques à détenir des titres d’État en les rendant plus avantageux que d’autres d’un point de vue strictement réglementaire. En Europe, la crise a vu les autorités assouplir encore davantage ces règles pour y accepter tous les titres d’État, indépendamment de leur note. De façon plus générale, la plupart des réglementations prudentielles ont pour effet de rediriger de l’épargne vers les dettes souveraines.
L’avalanche de liquidités avec laquelle la Banque Centrale Européenne inonde le marché a aussi sa part de responsabilité. Les nouvelles techniques d’injection de liquidité introduite par Mario Draghi ont ouvertement et explicitement mission de fournir de l’argent bon marché en échange de l’engagement des banques sur le marché de la dette souveraine.
Malheureusement pour l’État français, l’analyse de Reinhart suggère que cette situation ne peut pas durer. En effet, la répression financière réduit la croissance à moyen et long terme en favorisant des investissements inefficaces et en évinçant les investissements dans l’économie privée. Parmi les autres effets pervers de ces réglementations, lorsque poussées à l’absurde, on compte des épisodes d’inflation incontrôlables, la perte de confiance soudaine des investisseurs, et la formation de bulles financières. D’ailleurs, à cet égard, l’ouvrage récent de Jeffrey Friedman et Wladimir Kraus [2] apporte des preuves convaincantes que la crise de l’immobilier américain a pris source dans la répression financière, à travers la pondération des actifs par le risque décrites précédemment, appliquée dès 2001 aux États-Unis.
L’explication du paradoxe de l’emprunt obligataire français à taux négatif se trouve donc dans deux explications : la gravité de la crise ailleurs en Europe, et la répression financière créant une demande captive. Les investisseurs sont alors forcés de financer des États jusqu’à ce que ce qui devrait être un taux d’intérêt se transforme en une taxe. Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il sera difficile d’accuser les marchés d’avoir jeté de l’essence sur le feu…
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Sur le web.
Notes :
- Par exemple « The Return of Financial Repression », Banque de France Financial Stability Review, n° 16 April 2012. ↩
- Engineering the Financial Crisis : Systemic risk and the Failure of Regulation, University of Pennsylvania Press, 2011. ↩