Par Michel Dufour
Genres : Thriller d’espionnage historique
Personnages principaux : Egan O’Shea (espion irlando-américain), Anne Doucet (espionne)
Entrevue avec Stanley Péan : http://www.lelibraire.org/article.asp?cat=10&id=1240
Ça m’a fait un bizarre d’effet de me replonger dans ces ambiances fiévreuses qui caractérisent les années de guerre même au Québec. Aujourd’hui, nous sommes émus quand un de nos jeunes revient d’Afghanistan où il a sauté sur une bombe artisanale. En 1943, nombreuses étaient les familles dont un membre était parti combattre. Même si nous étions géographiquement éloignés des différents fronts, la guerre ne passait pas inaperçue, surtout après la conscription obligatoire. C’est au cours de ces années que s’est forgé l’esprit qui déterminera la Révolution tranquille des années 60 : l’industrie bat son plein et les femmes y travaillent en masse; les échanges commerciaux et culturels avec nos voisins du Sud façonnent notre américanisation, tandis que ceux qui reviennent d’Europe bouleversent notre conception de l’homme et des valeurs. Même si Lionel Noël qualifie son polar d’espionnage plutôt que d’historique, il parvient habilement à nous faire sentir la vie quotidienne québécoise de cette époque. Les rapports ambigus entre Roosevelt, Churchill et King reflètent les relations équivoques entre, d’une part, les Québécois francophones et, d’autre part, les Américains, les Anglais et les québécois anglophones.
La trame d’espionnage proprement dite ne manque pas de piquant : Staline, ayant eu vent d’un complot pour assassiner les chefs d’État sur le point de se réunir au Château Frontenac, refuse de participer à la Conférence de Québec, mais charge ses spécialistes d’empêcher la réalisation du projet allemand. A Montréal et à Québec, l’agent du Bureau américain des affaires stratégiques (l’OSS, ancêtre de la CIA), l’enfant terrible O’Shea, forme une équipe surréaliste avec la jolie espionne québécoise Anne Doucet. Difficile pour eux de savoir d’où vient la menace et quelle forme elle empruntera.
Écriture aisée, courts chapitres, quelques épisodes spectaculaires, le roman se lit bien. Beaucoup de personnages, cependant, et c’est inévitable que certains d’entre eux ne soient qu’ébauchés. Contrairement à un polar d’enquête, ici les informations sur le carnage du Marché Jean-Talon, l’incendie de l’église, le meurtre des membres de la GRC, bref sur les étapes que franchit le commando allemand pour accomplir sa mission, ne sont ni développées ni acheminées au bon endroit, de sorte qu’il est frustrant que nos héros ne puissent suivre une piste; mais c’est le prix à payer pour ressentir l’impuissance des agents chargés de la protection de Roosevelt et Churchill. Même en temps de paix, on peut constater comment les différents services de sécurité manquent parfois de coordination. Une fois la partie terminée, Donovan, le chef de l’OSS, résume en deux pages ce qu’il est advenu de ces enquêtes. Pour ma part, j’aurais inséré ces fragments d’investigations dans le récit en lieu et place de plusieurs scènes redondantes qui se passent à l’Hôtel Clarendon; le suspense y aurait gagné. J’aurais aimé aussi que les cinq méchantes soient mieux définies individuellement, au moins autant que Churchill et Roosevelt. Nous nous serions plus attachés à elles, pour mieux les haïr ou mieux les disculper partiellement.
Bon, je ne veux pas écrire un autre roman. Et je souhaiterais que la toile de fond historique soit toujours aussi bien reconstituée. Mais j’y verrais en plus : une pincée de complexité à la Nesbo, un zest de rythme à la Pelletier (la brièveté des chapitres n’y suffit pas) et une petite dose de mystère supplémentaire. Le bonheur serait total. Mais je suis loin de bouder celui que j’ai éprouvé.
NB. L’auteur a obtenu le Prix Arthur Ellis 2000 pour son roman Louna
Ma note : 4 / 5