Publié le 14 mars 2012
Que les catégories populaires soient les catégories les plus en demande « d’ordre », voilà un premier constat qui n’est ni neuf, ni polémique. Entendons par ordre, le sentiment d’une certaine stabilité, d’une sécurité (des personnes, de l’emploi, de l’épargne) assurée par une autorité légitime et active. Jérôme Fourquet et Gilles Finchelstein ont tous deux dressé récemment des radiographies complètes de cette France populaire en quête de « sécurisation », en net contraste avec les segments plus favorisés de la population. Quand les cadres supérieurs font de l’ordre le cadet de leurs soucis, loin derrière la tolérance, lasolidarité et même l’innovation, les ouvriers et les employés la rangent au premier rang de leurs préoccupations (Ipsos pour la Fondation Jean-Jaurès).
Face à cette demande d’ordre, la gauche, et très précisément le Parti Socialiste, a toujours pris ses distances. Obstinément attaché « au corpus libertaire des années 60 et 70″ (Laurent Baumel, François Kalfon) le Parti Socialiste a développé un discours centré sur la libéralisation des mœurs, l’attention à l’épanouissement individuelle, en évacuant largement les questions relatives à l’ordre et la sécurité, entendu comme répression et contrainte.
Une grille de lecture classique se dégage de ces deux constats : le PS a privilégié l’horizontalité (d’individu à individu, de communauté à communauté) , là où les catégories populaires réclament plutôt une certaine verticalité dans le discours et les actions politiques : une autorité en surplomb qui fixe des normes, un cadre. Si l’on excepte la courte incursion de Ségolène Royal sur ce terrain en 2007, avec un Ordre Juste beaucoup trop sous-estimé dans sa valeur politique, le Parti Socialiste de 2012 n’a rien de très différent du PS de 2002 -celui-là même qui avait pêché par « naïveté » en matière de sécurité.
Intégrer la demande d’ordre « pour reconquérir l’électorat populaire »
Le Parti Socialiste ne peut remporter l’élection s’il n’intègre à son corps doctrinal cette approche verticale. Il le sait, l’ordre public est l’un des facteurs de l’Equation gagnante.
Il est pourtant plusieurs verrous à la libération de cet « ordre » de gauche. Le premier est idéologique, il est inutile de s’y attarder ici. C’est une bataille de la pensée, qui consiste à admettre que face aux désordres de l’économie et de la société, fauteurs de troubles et d’injustices, il est un espace pour un ordre politique assumé, créateur de répères et de bien-être individuel. « La demande d’ordre dans la sphère public n’est nullement incompatible avec la demande de liberté dans la sphère privée » (Etienne Schweisguth, le trompe-l’oeil de la droitisation) – bien au contraire. C’est le chemin pris par Arnaud Montebourg, et dans un autre registre, par Jean-Luc Mélenchon.
La France « de l’Ordre » n’est pas réductible à la France « fermée »
L’autre verrou, et c’est celui qui nous intéresse, est un verrou analytique. Toute une frange d’observateurs politiques et de politologues ne voit pas cette « France de l’Ordre », et a fortiori ne la comprend pas, parce que cette France-là est ramenée sans distinction à la « France fermée ». Deux clivages sont gaiement superposés, au risque de la caricature.
- La France ouverte (tolérante, généreuse, éduquée) est ipso facto « horizontale », préoccupée de libéralisation des mœurs et d’épanouissement individuel ;
- La France de l’ordre, verticale, est elle mécaniquement « fermée » (repliée sur elle-même, passablement xénophobe, culturellement frustre).
C’est mêler deux grilles de lecture complémentaires mais distinctes ; le clivage ouvert/fermé qualifie le rapport à l’autre, à l’inconnu, là où le clivage horizontal/vertical qualifiera plutôt le rapport à la transcendance politique, à la hiérarchie. Les deux ne vont pas de pair. Le conservatisme culturel n’est pas consubstantiel à la demande d’ordre. Tout au plus peut-on supposer que parfois, le premier sert de prétexte à la seconde. Comme l’écrit Jérôme Fourquet : « entendre la demande de protection des milieux populaires comme une revendication de l’idéologie du protectionnisme et du repli sur soi relève de la confusion intellectuelle », de même que « l’assimilation entre demande de sécurisation et idéologie sécuritaire ».
Symptôme de cette confusion des esprits, le rapport de Terra Nova « Quelle majorité électorale pour 2012 ». Les auteurs n’ont pas hésité à assimiler dans un même mouvement classe ouvrière et pensée réactionnaire.
« Liberté sexuelle, contraception et avortement, remise en cause de la famille traditionnelle… : la classe ouvrière n’est pas une fervente partisane de la libération des moeurs à laquelle s’est ralliée la gauche politique.
Un peu plus loin, la demande d’ordre de la « classe ouvrière » est aussitôt réduite à une demande d’ordre moral, et de protection contre l’étranger.
« le déclin de la classe ouvrière – la montée du chômage, la précarisation, la fragmentation sociale et la perte d’identité collective – donne lieu à des réactions de repli. La fierté ouvrière laisse place au développement d’un ressentiment contre de possibles nouveaux entrants. La lutte contre l’immigration – et les immigrés -, la lutte contre l’assistanat – et les assistés –, la promotion d’une société « morale », dotée de normes fortes, où l’on se protège des marges, ont alors trouvé dans la classe ouvrière un terrain de jeu favorable. »
C’est ainsi que l’on occulte la demande d’ordre : en l’assimilant à la frustration et au rejet de l’autre.
De nombreux politologues ont inventé un champ lexical voisin, dont l’effet d’occultation est identique. « Exclus », « dominés », « silencieux » : ces appellations là (dans lesquelles ne se reconnaitraient pas volontiers les premiers intéressés) dessinent une France in et une France out. La France installée et la France enfermée dehors. Ce champ lexical-là est tout aussi impuissant à rendre compte des aspirations des catégories populaires, parce qu’il les expulse. La demande d’ordre qu’ils expriment est regardée comme étrangère à la démocratie installée.
Le Parti Socialiste a tout intérêt à sortir de cette confusion : il en est la première victime électorale. Pascal Perrineau nous le déclarait lors du deuxième Zinc de Délits d’Opinion : « le vainqueur de l’élection présidentielle sera celui qui sera parvenu à satisfaire la demande d’ordre des catégories les plus populaires ».