Gani Jakupi © Manuel F. Picaud / auracan.com
« Je considère ce sujet comme intemporel »Enfin, nous devions tout savoir et comprendre sur le complexe conflit du Kosovo qui a ravagé l’Europe de l’Est à la fin des années 90. Et pourtant, cette guerre ne sert qu’en arrière plan à une toute autre démonstration. Gani Jakupi livre dans ce roman graphique semblable à un carnet de voyages une réflexion intelligente sur le journalisme, et en particulier le choix des images qui illustrent l’actualité. Il n’en fallait pas davantage pour avoir envie de rencontrer l’auteur éclectique, également musicien. Ce fut fait lors d’un passage sur Paris dans les locaux de Soleil dans le 11e arrondissement. En voici une retranscription et des extraits sonores.
Vous évoquez le conflit du Kosovo de la fin des années 90. Vous connaissiez bien la situation pourtant très confuse là-bas, non ?
Même si j’ai découvert des choses que je ne soupçonnais pas au Kosovo, je n’étais pas pour ma part innocent. Né là-bas où j’ai vécu, j’en connais les coutumes. Et en Espagne où je me suis installé, j’avais participé à de nombreux débats politiques sur la question. J’avais forcément un parti pris émotionnel, mais plus complexe qu’un défenseur patriotique qui défend son terrain. J’avais des amis et de la famille dans les deux camps, albanais ou serbes.
crayonné
Est-ce que votre situation d’émigré vous donnait un certain recul ?J’ai sen effet eu la chance de ne pas vivre au Kosovo quand le conflit a germé après la mort de Tito (le 4 mai 1980, ndlr). Je ne m’en suis pas aperçu tout de suite. Je n’y voyais que des absurdités du système communiste. Il a fallu un voyage à la fin des années 80 pour entendre mes collègues parler d’« eux ». Je leur ai demandé pourquoi ils distinguaient « nous » et « eux ». Ils m’ont répondu que je ne vivais pas sur place pour pouvoir comprendre. J’ai donc appris à ne pas juger car en effet, ils vivaient une autre réalité. Sans les accepter, je comprenais les arguments des uns et des autres.
encrage
Durant la période de l’après-guerre, avez-vous été à plusieurs reprises au Kosovo ou uniquement pour ce reportage ?J’ai fait trois voyages. Le premier comme journaliste au moment de l’entrée de l’OTAN, le deuxième pour le compte d’une ONG où nous avons visité tous les recoins du Kosovo jusqu’à la dissolution de l’armée de libération et le troisième en août 1999 pour montrer mon fils à ses grands-parents. Toutes ces expériences seront incluses dans un roman graphique que je prépare avec Jorge Gonzalez. J’en ai extrait la facette journalistique pour rédiger le scénario de La Dernière Image.
mise en couleurs
Quel est le but premier de ce récit ?Le point de départ du récit est la question : comment se peut-il qu’on se comporte de manière normale dans une situation si anormale ?! Je me suis rendu compte que j’étais capable, par exemple, de continuer mes interviews, me laisser happer par mon travail alors même que j’étais dans une pièce baignée de sang où je constatais des atrocités passées.
Le véritable sujet n’est-il pas le journalisme ?
Mon idée principale était de parler de journalisme. Le conflit du Kosovo sert de toile de fond, mais je n’en parle pas. L’introduction permet juste aux gens de resituer les événements. Je ne cherche jamais ni à expliquer ni à narrer cette guerre. D’ailleurs, j’ai puisé dans mon expérience de journaliste pour la narration. J’ai privilégié le ton en off plutôt que les dialogues BD.
Pourquoi avoir attendu plus de dix ans pour écrire cet album ?
Cet album correspond en effet à un reportage que je faisais pour un journal espagnol en 1999. Je ne tiens pas à en dire plus car cela révèlerait l’identité du photographe. Mon intention n’est pas de dénoncer quelqu’un en particulier. En fait, je n’avais jamais pensé à traduire cette expérience en bande dessinée. L’idée m’est venue grâce à Clotilde Vu (éditrice chez Soleil, ndlr). En réalité, il n’est jamais trop tard pour un tel reportage. Le conflit du Kosovo n’est qu’une toile de fond pour un récit universel. Ça pourrait très bien se passer actuellement en la Syrie par exemple. J’aimerais que cet album serve encore à la réflexion dans dix ans. Je le considère comme intemporel.
Clotilde Vu a donc joué un rôle prépondérant dans ce projet.
A vrai dire, je n’étais pas persuadé que cela pourrait avoir un énorme intérêt. Mais en voyant sa réaction passionnée, je me suis laissé convaincre. Clotilde Vu a vraiment porté le projet avec moi et m’a encouragé tout le long. Et j’ai même accepté de le dessiner moi-même. Jamais une directrice de collection ne s’est investie autant pour un de mes projets. Habituellement, je ne prends pas la peine de remercier l’éditeur, je crains que ça paraisse trop formaliste, mais là je n’est pas pu m’empêcher de carrément lui dédier le livre, tellement elle le méritait. Je la considère comme la deuxième auteure. Ce livre a vraiment été fait grâce à elle.
Ne vouliez-vous pas le dessiner ?
Emmanuel Moynot m’avait demandé de lui écrire un récit, pour Clotilde Vu qui avait publié Correspondante de guerre (d’Anne Nivat et Daphné Collignon, avec Reporters sans frontières, ndlr), et voulait continuer avec des œuvres dans cette veine-là. Mais, Emmanuel nous abandonné en cours de route, car il on lui a offert de réaliser son propre projet sur Pierre Goldman, ce qui allait l’occuper 2 à 3 ans (d’ailleurs, son livre est sortie peu avant le mien). Par la suite, on a testé quelques autres dessinateurs, avant que j’accepte de le dessiner moi-même. Le style journalistique que j’emploie dans l’écriture, et même le sujet, m’aidaient à prendre une certaine distance qui rendait le dessin moins … « traumatisant » pour moi.
Vous considérez-vous comme un journaliste ?
Ma position comme acteur et spectateur est en porte-à-faux. J’arrive au journalisme par accident. Je n’ai effectué que cette mission comme reporter. Sinon j’ai davantage réalisé du journalisme d’analyse. Je suis donc un intrus dans le milieu. Mais pendant ces jours là, j’ai pleinement joué mon rôle de reporter tout en offrant mon regard d’outsider.
Comment avez-vous trouvé le très joli titre ?
La Dernière Image aurait pu s’appeler la Fosse commune. Car le point d’inflexion de l’histoire est ma dispute avec le photographe qui souhaitait me photographier devant une fosse commune. Pour moi c’était une aberration. Mais les équipes de Soleil m’ont expliqué qu’un tel titre aurait des répercussions commerciales négatives. On m’a quand même laissé le choix de garder ou pas le titre. J’ai finalement opté pour La Dernière Image, qui est un peu le Saint Graal de tout photographe. Le titre a plu à Guy Delcourt, et c’est parti comme ça.
Est-il difficile de reconstituer un tel récit plus de dix ans après ?
Côté graphisme, j’ai travaillé à partir de photos. Cela mériterait un making-of. Aujourd’hui il est quasiment impossible de retrouver un édifice que j’ai dessiné à Prishtina. La ville a été reconstruite en 3 ou 4 ans. Par exemple, de l’édifice emblématique figurant en 4e de couverture, il ne reste encore qu’un mur en ruine. Ils ont enfin décidé de le reconstruire tel qu’il était avant, cédant ainsi aux pressions des intellectuels. Il subsiste une mentalité bien ancrée, issue du communisme, de rebâtir l’homme et le monde nouveaux en abattant les vestiges du passé. Oui on peut dire que ce n’était pas simple.
Parlez nous de vos couleurs si particulières dans cet album.
Le choix des couleurs découle de l’utilisation du café. Je peins toujours avec de l’acrylique pur sans eau. Dans cet album, j’ai utilisé différents cafés et l’acrylique n’est venu qu’en complément. J’ai récemment apporté une illustration (la couverture de mon CD de jazz) réalisée avec cette technique dans un studio professionnel pour le préparer à l’édition, l’imprimeur m’a trouvé cruel car la planche avait une bonne odeur de café. La décision a été prise avec Clotilde qui avait eu peur que je parte dans les couleurs du Roi invisible, ce dont il n’était en fait pas question. Je voulais ici rester dans une gamme chromatique très restreinte. J’avais testé cette technique dans cet album (Le roi invisible) dans une séquence de flash-back.
Ce livre ne clôt donc pas votre évocation de cette période douloureuse puisque vous avez entamé un roman graphique chez Dupuis. Cette fois, vous n’avez pas cherché à le dessiner vous-même.
Non, il est tellement bouleversant que j’avais besoin d’un « coéquipier » pour l’aborder. J’en ai parlé avec Emmanuel Guibert (auteur de Le Photographe, Dupuis, collection Aire libre, ndlr) qui a su toucher un grand public. J’apprécie la naïveté affichée de son personnage, qui permet à n’importe qui de s’identifier et de vivre son aventure très humaine. Il a aimé le projet mais quand il a vu mes dessins du Roi invisible, il m’a laissé me débrouiller car il ne « prêtait sa plume qu’à ceux qui ne pouvaient pas dessiner eux-mêmes ». Baru a aussi été approché mais pour l’accepter, il fallait qu’il se l’approprie, ce qui n’était pas possible dans ce cas précis. J’ai ensuite commencé une collaboration avec David Prudhomme. Mais après l’enthousiasme du début, il a abandonné le projet deux ans plus tard, ne s’estimant pas capable de le mener à terme.
Et finalement vous avez trouvé Jorge González ?
Oui, l’auteur argentin vient de réaliser Chère Patagonie dans la collection Aire libre chez Dupuis (sortie le 24 août 2012, ndlr) où il avait déjà publié Bandonéon. L’album Retour au Kosovo devrait être achevé pour avril mai 2013, et donc disponible à la rentrée 2013 dans les librairies. Il faudra réussir à concilier une histoire forte et un graphisme fort. J’attendais d’avoir terminé La Dernière Image pour m’y atteler. Initialement le projet remonte à au moins 2007. Dupuis m’avait acheté l’histoire avant même que j’écrive le synopsis !
Quelques autres projets ?
Actuellement, je suis en plein travail sur un diptyque pour la collection Aire Libre. Comandante Yankee sera une « contre-histoire » de la révolution cubaine. L’histoire se base sur des recherches que je mène depuis 2008 : je préparais une BD sur un chanteur cubain pour un éditeur espagnol, lorsque je suis tombé sur un document insolite. En tirant le fil, j’ai appris l’« histoire parallèle » des événements à Cuba entre 1958-61. Je suis allé sur place pour compléter mes recherches, et j’ai rencontré l’un de derniers survivants de cette aventure. En tant que scénariste, en plus du livre avec Gonzalez, une trilogie avec Marc N’Guessan au dessin devrait commencer à sortir en 2013 chez Dargaud. Je suis aussi chez Dupuis sur un one shot qui sera mis en image par le maestro des dessinateurs espagnols, Rubén Pellejero, et qui parlera de la Guerre Civile Espagnole.
____________________________ Propos recueillis par Manuel F. Picaud à Paris entre mai et juillet 2012 Photo et montage vidéo © Manuel F. Picaud / auracan.com
Remerciements à Claire Ughes et Gani Jakupi Illustrations inédites La Dernière Image © Gani Jakupi / Soleil, collection Noctambule Tous droits réservés. Reproduction interdite sans autorisation préalable © Manuel F. Picaud / auracan.com
La Dernière Image - Une traversée du Kosovo de l’après-guerre – roman graphique – de Gani Jakupi – Soleil, collection Noctambule – mai 2012 – 17,95 €