La dissuasion nucléaire n’est qu’un demi-tabou. Si François Hollande a brandi un carton rouge après la "boutade" de Rocard suggérant une sortie du nucléaire – celui-ci expliquera ensuite qu’il avait été mal compris – c’est essentiellement pour signifier aux écologistes que la dissuasion nucléaire ne ferait l’objet d’aucune discussion... Mais comme le remarque Jean-Dominique Merchet, ce n’était pas la première fois que Rocard, non plus que son camarade Paul Quilès, appelait à sortir du dogme gaulliste de la dissuasion.
Peut-on alors discuter du nucléaire sans remettre en cause la dissuasion, et le sujet peut-il être abordé à l’occasion des travaux du Livre Blanc ? A l’évidence, la réponse est oui, et pour deux raisons.
1 - La première est un discours d’efficacité. Il est du devoir des responsables politiques, s’ils veulent garantir la crédibilité technique de la dissuasion au-delà du principe politique, de veiller à ce que les moyens disponibles ne soient pas remis en cause par une obsolescence technologique ou par une progression des parades, ce qu’on appelle le contournement. On a supprimé la composante terrestre du plateau d’Albion car on jugeait que cette composante, fixe et repérée au centimètre près, pouvait à terme être menacée par des moyens adverses, et surtout parce que l’existence de deux autres composantes, sous-marine et aéroportée, rendait cette troisième inutilement redondante.
Est-on assuré aujourd’hui que les deux composantes actuelles resteront toujours efficaces ? Le missile M-51, dernière évolution du lanceur balistique stratégique embarqué sur les sous-marins nucléaires de nouvelle génération, reste l’arme suprême, au moins pour aujourd’hui. Demain, l’évolution des moyens satellitaires rendra sans doute la détection des SNLE plus aisée, et le développement des capacités anti-missiles balistiques pourra progressivement remettre en cause la survie des missiles balistiques et de leurs ogives. Pour la composante aérienne, le missile ASMP-A (air-sol moyenne portée amélioré) garde une souplesse unique du fait de sa trajectoire non balistique, le missile adaptant sa propre trajectoire au cours du vol supersonique et se rendant ainsi particulièrement difficile à intercepter. Mais pour quelle durée, avec le progrès spectaculaire des missiles air-air à longue portée ? Seule certitude dans le relatif, la possession de deux composantes de nature différente confère une crédibilité supplémentaire à la dissuasion nucléaire française.
De plus, la France exclut toute notion de riposte graduée et veut des vecteurs clairement identifiés comme étant exclusivement porteurs des moyens de dissuasion, à des fins de gesticulation politique : on se souvient du porte-avions Clémenceau partant pour le Golfe en août 1990 avec des hélicoptères et des hélicos sur le pont d’envol, pour signifier qu’il n’y avait pas d’avion susceptible d’emporter un vecteur de dissuasion. Or les armées française disposent aujourd’hui (ou sont sur le point de recevoir) d’une gamme de missiles subsoniques mais hautement manouvrants qui pourraient demain, si le besoin s’en faisait sentir, être équipés de têtes nucléaires – simple supposition exclue dans la pensée officielle, mais qui offre autant d’alternatives techniques possibles face au risque d’obsolescence ou de contournement des moyens actuels . Sans parler d’une forme de "dissuasion conventionnelle" apparaissant avec les moyens de destruction de très grande précision, et le concept commence à circuler.
Le fait est que la France, si la dissuasion doit rester l’épine dorsale de sa stratégie de défense, doit s’obliger à travailler sur toutes les hypothèses – et il est vraisemblable que la DGA et le CEA-DAM le font déjà, loin des cercles de discussion. A noter sur ce point la très intéressante table ronde organisée le 20 juin dernier par FRS en hommage à Thérèse Delpech récemment disparue et qu’on peut écouter en ligne : les différents intervenants, de Jean-Claude-Mallet à Bruno Tertrais en passant par plusieurs invités étrangers, ont rappelé que si aujourd’hui le problème se posait de l’irrationalité présumée de certains acteurs asiatiques ou moyen-orientaux potentiellement nucléaires ou aspirant à la devenir, cette rationalité ne s’est jamais imposée même au cœur de la guerre froide, laquelle n’était "ni simple, ni stable", a rappelé Tertrais citant Thérèse Delpech, et soulignant que celle-ci avait bien mis en valeur la fragilité intrinsèque de toute politique de dissuasion, même entre Etats "responsables".
Toujours est-il que la préservation du futur plus lointain a un coût, et lorsqu’il s’agit de préparer les choix budgétaires futurs, la dimension études amont, recherche et développement, est aussi importante que le montant consacré aux équipements. Dans le domaine de la dissuasion, il n’y a pas de choix de court terme, il n’y a que des décisions engageant le long terme.
2 – La deuxième raison est l’impact de la dissuasion sur l’équilibre interarmées. L’Armée de Terre ne se prive pas de rappeler que, depuis la fin d’Albion, elle est le parent pauvre de la défense. Inversement, la Marine et l’Armée de l’Air justifient chacune un certain nombre de priorités par les exigences de la dissuasion : le missile M-51 exige des sous-marins nucléaires lanceurs d'engins (SNLE) rénovés escortés de sous-marins nucléaires d'attaque (SNA) du même niveau, l’ASMP-A exige à la fois des Rafale Air et des Rafale Marine, avec l’environnement aérien (ravitailleurs, AWACS, etc) et l’environnement marine (porte-avion, groupe aéronaval) et chacun a un peu tendance à tirer la couverture à soi. Il est indispensable de sortir tout discours sur les moyens de la dissuasion, présents et futurs, de cette dimension corporatiste qui ne peut que nuire à l’efficacité du tout. D’autant que l’environnement global de la dissuasion inclut la dimension spatiale (satellites d’observation, satellites de télécommunication) parfois insuffisamment défendue par chaque armée.
Le nombre et la densité des commentaires sur le blog "Secret défense", suite à la note de Merchet sur Rocard et le nucléaire, révèlent bien cet affrontement entre partisans et adversaires des forces aériennes stratégiques (FAS), défenseurs du deuxième porte-avions et partisans d’un SNA "mixte" capable de lancer des missiles ASMP-A par ses tubes… Il faut à l’évidence poser ce débat au seul niveau d’efficacité pertinent qui est l’interarmées.
Dans un article intéressant du contrôleur général des armées André Yché, sur le blog “RP Défense”, sur la nécessaire dimension européenne de la réflexion sur la dissuasion, celui-ci estime que le prochain Livre Blanc "doit nous donner l'occasion de repenser la question de l'emploi optimal de l'outil politique que constitue la dissuasion française dans la construction européenne". C’est ainsi qu’il justifie le poids budgétaire d’une dissuasion chère car maintenant ses deux composantes actuelles, à savoir que la France paie davantage car elle « porte » la dissuasion pour ses partenaires européens. Raison suffisante, me semble-t-il, pour que la commission du Livre Blanc aborde le volet des moyens de la dissuasion sans remettre en cause sa philosophie, la présence de deux représentants de la défense britannique et allemande.
S’il est un sujet tabou qu’il faut savoir mettre sur la table, c’est bien celui-là. Car d’un côté les Britanniques évoquent de façon récurrente la nécessaire coopération en matière de dissuasion, sans même arriver à une concertation des patrouilles transatlantiques, et de l’autre les Allemands continuent à ignorer la dissuasion française alors qu’ils s’accommodent des moyens nucléaires américains dont ils ont les inconvénients sans avoir forcément la garantie d’une dissuasion automatique… Le sujet est important, le sujet est actuel, la France ne peut pas se permettre d’ignorer son contexte européen tout en faisant semblant que ce qu’elle fait, elle le fait dans l’intérêt de ses alliés ! La dernière déclaration franco-britannique sur la coopération en matière de défense se félicite de la coopération mise en place sur le plan de la dissuasion nucléaire, un sujet qui n’est pas nouveau et qui est resté jusqu’ici essentiellement verbal, pour le peu qu’on en sait publiquement. Mais rien exclut qu’il se passe des choses positives dans la plus grande discrétion !
Pourtant, le soutien du public nécessite qu’une partie de ce débat soir le plus ouvert possible. Si l’on veut éviter, comme l’écrit le journaliste Vincent Jauvert, que le débat soit escamoté, il faut donc l’aborder sans crainte. Le risque serait non pas "d’ouvrir la boîte de Pandore", comme on l’entend dire parfois et de façon abusive, mais de ne pas associer les citoyens à la réflexion sereine et responsable sur cette problématique qui va de la dissuasion, dernier rempart de la défense du pays, au désarmement international, sur lequel la France a également sa part de responsabilité. Et sans l’adhésion des citoyens français à une politique clairement expliquée et justifiée, c’est la légitimité de la politique qui est en cause et c’est, conséquence ultime, la dissuasion qui est elle-même contournée. Un ancien président de la Ve république encore en vie avait, dans ses mémoires, indiqué que lui n’aurait jamais "appuyé sur le bouton", formule inexacte mais imagée pour dire qu’il n’aurait pas mis en jeu la capacité de dissuasion de la France. Un aveu d’un gravité extrême.
Pour cette seule raison, le débat sur la dissuasion doit rester permanent pour éviter que des modes ou des courants d’opinion venus de l’extérieur n’érodent le remarquable consensus observé par les Français depuis un demi-siècle. Il a donc toute sa place sur les blogs, quel que soit le niveau très modeste de leur réflexion, mais à cause de leur impact sur un public de plus en plus vaste et motivé par les sujets de défense.
Pierre BAYLE
Reproduit sur Theatrum Belli avec l'aimable autorisation de l'auteur.