Viens en France, enfant lointain.
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Nous avons des blés qui dansent, qui dansent :
On dirait des poupées.
Viens en France, enfant lointain.
Nous avons des villes vieilles, vieilles,
dont chaque pierre a une histoire;
et des villes jeunes, jeunes,
plus jeunes que toi.
Viens en France, enfant lointain.
Tu connaîtras des garçons comme toi,
qui jouent, qui apprennent,
qui veulent être heureux.
Viens à Paris, enfant lointain.
Dans ma maison il y a de la musique,
du soleil, des gâteaux,
des livres profonds,
et au-dehors une girafe énorme
la Tour Eiffel,
que tu pourras peindre en bleu,
en mauve, en rouge,
tant que tu voudras.
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Alain Bosquet
Ed. Ouvrières,
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Lorsque l’enfant a peur…
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Lorsque l’enfant a peur de perdre son enfance,
il consulte parfois son amie la girafe,
qui soudain le soulève et l’assoit sur son cou
pour faire dans le parc un rapide galop
ressemblant au tangage; et l’enfant se promène
à bord de ce navire où l’étoile est si proche,
l’étang si renversé, la montagne si basse…
Alors, les lois du temps par miracle s’annulent
dans une grande fête, et les vieilles personnes,
perdues par la raison, n’osent plus s’immiscer
dans le bonheur qui d’arbre en arbre s’improvise
comme un bal costumé parmi les ballons rouges.
La girafe est légère en sa longue tendresse,
et l’enfant rassuré peut devenir adulte.
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Poète
J’ai mis du dentifrice
sur mes amours.
J’ai nourri de vinaigre
mon inutilité.
Avec ma lame de rasoir
j’ai balafré mon absolu.
Je suis enfin concret
comme un aspirateur,
comme une paire de skis rouges.
Je suis à vendre
parmi les ouvre-boîtes,
les rince-doigts, les abat-jour,
poète,
produit de première nécessité.
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Paris
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à Nadia Blot
Si je vous racontais que Paris est un port
bâti sur les coraux, où viennent s’abreuver
la girafe de neige et la tortue géante ?
Si je vous racontais que chaque jour Paris
s’éveille comme une île au large du Japon
et glisse doucement sur la peau du Mexique,
parmi les baobabs et les mimosas bleus ?
Si je vous racontais que Paris vagabonde
au moindre vent chez les étoiles qui mendient
une tranche de pain, et les comètes riches
qui sèment sur l’espace un peuple de toucans ?
Si je vous racontais, comme un ami raconte
dans la brume pesante une histoire de chasse,
qu’au milieu de mes vers Paris se sent heureux ?
Alain Bosquet: Sonnets pour une fin de siècle (1981)
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L’arbre du voyageur
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“J’étais assis dans mes ténèbres”,
dit Dieu, “lorsque j’ai vu surgir,
de son pas lent et décidé,
l’arbre du voyageur.
Sans réagir à mon salut,
il s’est planté devant mon seuil.
Je le contemple:
il est beau, il est noble
et se contente
d’agiter une feuille
en accueillant un oiseau bleu, un oiseau rouge.
L’arbre du voyageur,
je le soupçonne d’être un dieu plus efficace que moi.”
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Pollution
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Monsieur le Président,
elles sont polluées,
elles me sont mortelles,
ma Sardaigne, ma Corse,
ma Tasmanie.
Monsieur le Gouverneur,
elles se sont noyées,
elles sont assassines,
mes Lofoten, mes très blanches Cyclades,
mes très vieilles Hébrides.
Monsieur le juge,
elles se sont dissoutes
car elles sont coupables,
ma trop verte Formose,
ma Martinique, ma Barbade.
Vous, Monsieur le Poète,
inventez-moi une île neuve.
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Je crie pour les enfants perdus.
J’écris.
Je crie pour la femme éventrée.
J’écris.
Je crie pour le soleil qu’on souille.
J’écris.
Je crie pour la ville qu’on brûle.
J’écris.
Je crie pour l’arbre assassiné.
J’écris.
Je crie pour le rêve sans fond.
J’écris.
Je crie pour la planète folle.
J’écris
de ne pouvoir crier.
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Vent
Cours, cours saisir un nez.
Cours, cours mordre une épaule,
cueillir un oeil cerné.
Cours, il faut que tu frôles
un visage, un menton.
Cours, cours, vent du dimanche,
rassembler les moutons
comme des pages blanches.
Tu as pris mes bras nus,
mes jambes qui t’enlacent,
et tu les as perdus.
Garde au moins mes grimaces.
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Le poète comme meuble
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Le poète appartient aux objets ménagers ;
on le trouve parmi les sécateurs, les pneus,
les robinets, les clous : troisième étage à gauche,
dans les grands magasins, où il est disponible
à des prix modérés. Tous les chefs de rayon
en connaissent l’emploi. Une brochure bleue
vante ses qualités. Il lui faut peu de place :
un mètre cube, au maximum, dans la cuisine.
Le modèle courant consomme du pain dur
avec un quart de vin. Par un jour de souffrance
ou de malheur, il peut rendre de grands services
car sa spécialité, c’est un air de printemps
irrésistible et doux, qu’il répand sur les murs,
la machine à laver, le réchaud, la poubelle.
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