Les économies asiatiques n'ont pas pris le relais de l'Occident, contrairement à quelques prophéties médiatiques à la mode. Le "découplage" si souvent annoncé entre Asie et Occident n'a pas eu lieu : l'Occident tire l'Orient et pas l'inverse. Comment alors devrait-on expliquer le succès indéniable jusqu'ici de l'Asie émergente mais aussi ses insuffisances ?
Par Guy Sorman.
Confucius
L'économie américaine a du mal à décoller, l'Europe ralentit au Nord et régresse au Sud : il ne reste donc comme moteur possible de la reprise que l'Asie. Mais voici qu'à son tour la Chine s'essouffle et aussi la Corée du Sud et Taïwan. Le Japon finira par resurgir mais certainement pas avant deux ou trois ans. Les économies asiatiques n'ont donc pas pris le relais de l'Occident, contrairement à quelques prophéties médiatiques à la mode. Le "découplage" si souvent annoncé entre Asie et Occident n'a pas eu lieu : l'Occident tire l'Orient et pas l'inverse. On ne sait qui a inventé le terme de BRIC (Brésil, Russie, Inde, Chine) et lui a assigné le futur de la planète, mais un slogan ne fait pas la croissance : en tout cas, pas celui-ci. Comment alors devrait-on expliquer le succès indéniable jusqu'ici, de l'Asie émergente mais aussi ses insuffisances ?
Les économistes du développement s'entendent désormais pour assigner à l'état de droit et à la qualité des institutions publiques, la capacité d'enrichissement des nations. Cette théorie n'est pas totalement vérifiée par l'Asie. En Chine, les institutions font défaut et en Corée, c'est l'alliance des gouvernements et d'entrepreneurs à quasi monopoles (les Chaebol, tels Hyundai et Samsung) qui est le moteur de l'économie. Il faut donc, dans cette partie du monde, se replier sur une autre théorie explicative, quelque peu surannée, et qui doit à la culture autant qu'aux institutions. Il suffit d'ailleurs de visiter les entreprises en Asie pour constater que la discipline rigoureuse qui y règne et l'éthique du travail déterminent la haute productivité : ces particularismes culturels coïncident bien avec ce que l'on connaît de l'idéologie confucianiste. Celle-ci, même en démocratie et en dépit de la montée universelle des individualismes, sous-tend encore les comportements collectifs de l'Asie du Nord-Est. La rigueur de l'organisation du travail qui en découle éclaire - sans jamais expliquer complètement - la préférence des entreprises pour la production de masse mais aussi de qualité, avec un talent particulier pour la reproduction à l'identique et pour l'assemblage, qu'il s'agisse de vaisseaux, d'automobiles, d’ustensiles ménagers ou de microprocesseurs. Reproduction et assemblage, sur des modèles le plus souvent conçus en Occident, constituent le soubassement industriel de ces pays émergents (la Chine) ou émergés (Taïwan, Corée du Sud).
Cette culture confucianiste qui contribue tant à la productivité nuit peut-être au développement du marché intérieur et à l'innovation. La consommation domestique, qui pourrait contribuer à la reprise mondiale, est tempérée en Asie par une certaine pauvreté évidemment, mais aussi par l'obligation d'épargner car il existe peu de solidarité collective et enfin par une tendance culturelle à se fondre dans la masse plutôt que de se distinguer de son voisin par des consommations somptuaires. La capacité d'innovation est moins probante encore dans l'aire de la civilisation confucianiste. Dans la région, seul le Japon, qui est à la périphérie et distinct, dépose autant de brevets mondiaux que les États-Unis ou l'Europe. La Corée du Sud se fraie un chemin remarquable parmi les grands, mais plutôt dans le perfectionnement d'activités existantes que par des percées qualitatives. La Chine, elle, tente de masquer son retard en déposant de nombreux brevets qui ne valent qu'en Chine et en édifiant de vastes universités dont il ne sort, pour l'instant, rien de neuf : l'illusion ne saurait se substituer à l'innovation authentique et l’absence de liberté intellectuelle ne saurait favoriser l’invention.
L'Asie du Nord-Est reste donc pour l'essentiel un espace de sous-traitance : la Chine surtout. Quand l'Occident s'essouffle, cette Asie prend moins le relais qu'elle ne s'essouffle à son tour, privée de l'oxygène de la commande américaine et européenne.
En économie, au bout du compte, c'est toujours l'alliance de l'innovation et de la consommation de masse qui génère la croissance. Un Steve Jobs, pour faire simple, contribue plus à la croissance mondiale que n'importe quelle politique économique de court terme. Encore faut-il que les circonstances géographiques, politiques et culturelles favorisent l'émergence de nouveaux Steve Jobs. Sur ce terrain-là, les États-Unis restent indépassés ni par l'Asie, ni par l'Union européenne, ce qui est à regretter. Pour cette raison, aussi longtemps que les Américains du Nord ne renoueront pas avec une croissance significative, l'économie mondiale restera stagnante.
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