Il est acquis que la gauche, les mouvements sociaux, les syndicats, sont des organisations progressistes. Le camp du progrès, c’est celui du mouvement ouvrier. S’il est vrai que les mouvements sociaux ont contribué de manière incontestable à l’amélioration des conditions de vie des travailleurs, leur rapport au féminisme a toujours été, lui, plus compliqué. L’égalité entre sexes irait de soi, à tel point qu’il n’est pas nécessaire de le mentionner ou de s’en inquiéter. Dans le mouvement, nous sommes tous égaux. Précisément, oui, TOUS, mais pas TOUTES…
illustration par Sarah
Un modèle masculin-neutre
Le premier dispositif qui permet d’écarter les femmes est la construction d’un modèle du militant-type masculin. Un modèle qui s’appuie sur les normes dominantes et les reproduit. Le militant parle fort, s’impose, est sûr de lui. Il est entièrement disponible pour la « cause » à laquelle il dévoue sa vie, sans conséquence aucune sur la sphère privée (évidemment pendant ce temps-là, c’est la femme qui lave ses chaussettes). Les féministes elles sont des « hystériques » qui crient dans leurs réunions. Elles sont « radicales » et « sectaires » (surtout les lesbiennes). Mais si on regarde les débats télévisés, ou les séances de l’Assemblée Nationale, que voit-on ? Le cirque. C’est un vrai cirque. Des quinquagénaires blancs et riches qui s’insultent comme à la cours de récré et qui s’envoient des chiffres à la figure que personnes ne comprend à part eux. Dans ce cas, on parlera de « charisme »…
Les qualités militantes encouragées et valorisées, sont souvent assimilées à des traits masculins. Les dirigeantes expliquent souvent que le soupçon d’incompétence est toujours plus fort sur les femmes, et que celles-ci doivent faire leurs preuves par rapport aux hommes pour qui la place est acquise. Les tâches auxquelles elles sont cantonnées sont perçues comme moins prestigieuses, et s’appuient sur leurs qualités « naturelles ». Secrétaire de santé ou du lien avec les adhérents, sont des fonctions bien plus courantes pour les femmes que pour les hommes. Ces tâches étant naturalisées, elles sont par là même rendues invisibles, ne recourant à aucune compétence proprement militante. Pour se faire admettre aux postes de pouvoir, les dirigeantes doivent non seulement justifier d’un niveau de compétence plus important, mais aussi « adopter une attitude conformiste visant à faire oublier leur état de femme ».
illustration par Sarah
La domination symbolique de l’espace public
Un autre mécanisme très efficace pour exclure les femmes est de les insulter publiquement. En s’appuyant sur la définition donnée par C. Oger, on peut définir l’injure sexiste comme un propos à caractère violent visant à discréditer et à dénier toute forme de légitimité politique aux femmes. On distingue trois formes d’injure sexiste :
- la supériorité machiste, qui s’exprime par des gestes inappropriés de galanteries ou par des adresses familières renvoyant à l’infériorité ou la fragilité de la femme.
- l’argument ad mulierem, (par opposition à ad hominem), qui marque le déni de compétence aux dirigeantes.
- l’injure non spécifique, généralement sexuelle ou renvoyant au corps de la femme, qui varie des propos les plus brutaux aux sous-entendus les plus « salaces ».
Ainsi les militantes se plaignent régulièrement des rapports de séductions inappropriés dans leur organisation, ou du renvoi systématique à leur sexe. « Elle ne va jamais y arriver », « elle est trop fragile pour parler en public », « elle est mignonne mais… quelle cruche ! »,… qui n’a jamais souffert de ce genre de remarque ? Les remarques sur le physique sont elles systématiques, qu’elles soient positives ou négatives. Bien que la taille de notre président actuel soit aussi tournée en dérision, on ne commente jamais les habits, la coiffure ou le poids d’un homme public.
Comme le montre Goffman dans Façons de parler , cet usage de la parole pour insister sur le physique des femmes révèle les positions sociales de chacun des sexes. Décrivant une conférence de presse lors de laquelle le Président Nixon interpelle une journaliste sur le fait qu’elle porte un pantalon et non jupe, Goffman affirme que les rôles sociaux et la place des individus dans l’interaction est ainsi démontrée à travers le langage. A tel point que la remarque du Président ne choque personne. Il est normal et tout à fait accepté qu’une femme soit renvoyée à son physique par un homme, d’autant plus si il est supérieur hiérarchiquement. « Derrière cela se cache quelque chose de bien plus important, je veux dire l’actuelle définition sociale selon laquelle une femme doit toujours être prête à recevoir des commentaires sur son apparence (…). »
Le virilisme exacerbé
L’univers militant est souvent perçu par les femmes comme un univers bestial, où la puissance politique semble corrélée à la violence et à la capacité de domination. Le pouvoir est incarné dans le virilisme et les caractéristiques dites masculines de la force, du courage, du combat. Les lieux d’exercice du pouvoir recourent à un virilisme exacerbé, puisque la puissance et les qualités d’un dirigeant renvoient à cette image de la masculinité. Par définition, il n’y a donc pas de place pour les femmes, puisqu’elles ne correspondent naturellement pas à la figure du bon dirigeant, du bon leader.
Le lieu du pouvoir est perçu et conçu comme le lieu des hommes. La place de la femme est dans la sphère reproductive, domestique, et si celle-ci tente d’empiéter sur le domaine de l’homme, des réactions violentes se déchaînent, avec des injures ou des démonstrations virilistes de la supériorité masculine. « L’homme qui est vraiment homme est celui qui se sent tenu d’être à la hauteur de la possibilité qui lui est offerte d’accroître son honneur en cherchant la gloire et la distinction dans la sphère publique. » écrit ainsi Bourdieu dans la Domination masculine.
Ces pratiques excluent ainsi toute personne qui n’aurait pas l’ambition de « monter » quelqu’en soit le prix. Les femmes étant souvent moins ambitieuses par auto-censure ou par contraintes réelles, notamment familiales, elles se mettent d’elles-mêmes en marge de la compétition.
L’expérience des rôles genrés implique une réflexion sur les identités et les capacités des individus, mais aussi une réflexion plus générale sur l’organisation elle-même. Les militantes ne veulent pas se contenter d’être mises à l’écart ou de devenir des hommes politiques, elles cherchent un modèle qui permette de dépasser ce virilisme, tout aussi aliénant pour les hommes que pour les femmes, afin que chacun et chacune trouve sa place.
« Le privilège que l’homme détient c’est que sa vocation d’être humain ne contrarie pas sa destinée de mâle. Par l’assimilation du phallus et de la transcendance, il se trouve que ses réussites sociales ou spirituelles le douent d’un prestige viril. Il n’est pas divisé. Tandis qu’il est demandé à la femme pour accomplir sa féminité de se faire objet et proie, c’est-à-dire de renoncer à ses revendications de sujet souverain. » constatait Simone de Beauvoir dans le Deuxième Sexe.
Parce que le mouvement social, lieu de pouvoir, lieu d’exercice de la politique, est un monde d’homme, l’entrée des femmes pose problème et soulève des résistances. Parce qu’une dirigeante n’est pas aussi disponible pour les tâches domestiques que la majorité des femmes, sa sortie du foyer pose problème et soulève des résistances. Parce que enfin, les revendications des femmes supposent de changer les pratiques des hommes comme des femmes et de questionner le fonctionnement interne des organisations, leur militantisme pose problème et soulève des résistances. Alors n’arrêtons pas ! Continuons de déranger en mettant les militants face à leur contradiction, continuons de nous imposer pour imposer un nouveau modèle de pouvoir et de rapport entre les sexes.