Le XIXe siècle romantique a inventé un mythe dont le siècle suivant s’est nourri et qui reste encore très présent aujourd’hui : celui de l’artiste dont le génie n’est supposé se développer que dans le dénuement, de l’artiste maudit, incompris, pur esprit éloigné de toute préoccupation financière et dont la gloire, si possible, ne sera reconnue que posthume. Pourtant, Henry Murger, dans Scènes de la vie de bohème, avait déjà noté que, pour la vraie bohème, la pauvreté était une période transitoire à laquelle l’ambition permettait de mettre fin.
Il en résulte aujourd’hui une inévitable conséquence : dans l’éternelle querelle des anciens et des modernes (les anciens actuels ayant formé les rangs des modernes d’hier), les plus conservateurs font grief aux artistes contemporains à succès (Jeff Koons, Damien Hirst, etc.) de n’être que des hommes d’affaires et dénoncent les prix exorbitants auxquels se négocient leurs œuvres – les mêmes se gardant bien de sourciller devant les salaires mirifiques des footballeurs analphabètes, comme si les jeux du cirque méritaient, bien plus que l’art, toutes les indulgences.
Pourtant, ce mythe de l’artiste désintéressé vient de tomber sous les coups érudits de la journaliste spécialiste du marché de l’art Judith Benhamou-Huet qui signe un passionnant essai au titre provocateur : Les Artistes ont toujours aimé l’argent (Grasset, 235 pages, 17 €). Avec un souci d’enquêteur, l’auteure s’est en effet penchée sur les biographies et les correspondances de treize gloires mondialement reconnues, pour livrer une galerie de portraits dont les modèles ne sortent pas nécessairement grandis. Ce n’est pas leur talent que Judith Benhamou-Huet remet en cause d’une plume alerte, mais bien les talents d’or (ceux-là même que l’on trouve dans les textes homériques) pour lesquels ils manifestaient un intérêt souvent démesuré.
D’Albrecht Dürer, maître dans l’art de l’autopromotion à Canaletto qui misait sur l’exportation, de Lucas Cranach, qui fréquentait le gotha européen et érotisait ses toiles au Greco, « maestro du marketing », du Titien, flatteur des puissants à Rubens, dont les lettres trahissent un « esprit boutiquier », de Rembrandt, « "golden-boy" de l’âge d’or hollandais » à Monet, « tacticien du porte-monnaie », tous passent à l’impitoyable crible de l’auteure. Des idées reçues s’évanouissent, des statues de Commandeur vacillent. Si l’on savait que Picasso, généreux à la fin de sa vie avec ses amis dans la débine, était conscient de la valeur de ses plus modestes dessins, que Gustave Courbet surveillait de près les cours de ses toiles sur le marché de l’art et que Magritte avait, pendant la guerre, peint une série de faux (j’avais évoqué ces deux derniers aspects dans mon essai sur L’Origine du monde), qui aurait soupçonné Chardin – le doux et modeste Chardin – de s’être souvent copié à des fins mercantiles ou d’avoir quémandé une pension en mentant sur sa réelle situation financière ? Quant à Van Gogh, archétype présumé du peintre maudit et fauché, Judith Benhamou-Huet s’attache une fois encore à détruire cette image, qui avait déjà été bien entamée par Florence de Mèredieu dans son récent essai, Van Gogh, l’argent, l’or, le cuivre, la couleur.
Les correspondances constituent de redoutables preuves à charge entre les mains des historiens. Mais les peintres ne s’arrogent pas seuls le monopole de l’obsession de l’argent. Il suffit de lire les lettres de Baudelaire à sa mère ou d’Alexandre Dumas à ses éditeurs ou aux directeurs de journaux dans lesquels il écrivait pour s’en convaincre.
Les artistes ont toujours aimé l’argent démontre, anecdotes et preuves à l’appui, que Warhol, Koons ou Murakami n’ont rien inventé, ni les ateliers où des employés jouent les petites mains, ni le sens du marketing, ni les méthodes parfois peu reluisantes destinées à leur assurer le succès et à faire monter leur cote sur le marché mondial de l’art. Les grands maîtres du passé avaient déjà montré la voie et le parallèle qu’entretien l’auteure en introduisant les portraits de chaque peintre par celui de plasticiens contemporains connus pour leur sens des affaires le confirme sans ambigüité. Faut-il le regretter ? Il faudrait alors regretter que les artistes, avant même d’être des créateurs, voire, pour certains d’entre eux des génies, soient simplement des êtres humains.
Illustration: invitation en forme de billet de 100 $ émise par le célèbre faussaire Fernand Legros, © collection particulière.