Laterna Magica : Vous avez écris plusieurs romans avant votre premier film. La réalisation est-elle quelque chose qui vous a toujours attiré ?
Philippe Claudel : Oui, c'est même quelque chose qui remonte à loin. Mes premiers essais, c'était lorsque j'étais étudiant à Nancy dans les années 80. Il commençait alors à se mettre en place un département cinéma qui est ensuite devenu, bien plus tard, l'IECA (Institut Européen du Cinéma et de l'Audiovisuel, école rattachée à la faculté des lettres de Nancy). On était tout un groupe à bidouiller des courts-métrages avec les moyens du bord. Et déjà à cette époque, il y avait chez moi un désir de faire des longs. J'avais écrit un ou deux scénarios de longs-métrages mais que je n'avais jamais réussi à montrer. Je ne connaissais pas grand monde dans le cinéma professionnel. Je faisais un peu ce que vous faites là mais dans le cadre d'une radio libre. J'avais comme ça quelque contacts avec des metteurs en scène ou des comédiens mais ça n'allait pas plus loin. J'ai laissé ça de côté pendant assez longtemps, pour plus me concentrer sur mes romans. Il y a une dizaine d'année, quand j'ai commencé à publier, le cinéma est revenu vers moi par la personne d'Yves Angelo qui m'avait demandé de travailler avec lui. C'est finalement grâce à Yves que je suis revenu dans le milieu, en tant que scénariste. J'ai rencontré beaucoup de producteurs, de techniciens et, au fil des années, le désir de maîtriser complètement un film s'est accentué. Et là, il se trouve que j'avais le scénario qui me passionnait et que je n'avais envie de le redonner à personne. Et j'ai eu la chance de rencontrer des producteurs qui ont voulu le faire.
L'histoire de "Il y a longtemps que je t'aime" se déroule à Nancy et le film est parsemé de clins d'oeil à la région. Etait-il important pour vous de rester fidèle à vos racines. Aussi, qu'elle est la part personnelle que vous avez mis dans ce film ?
Il était très important que ça se passe en province. Très franchement, si la région Lorraine et la ville de Nancy n'avait pas pu nous aider... La région Lorraine a donné une enveloppe. Ils ont développé un secteur partenariat cinéma depuis Les Âmes grises (NDLR, de Yves Angelo, d'après le roman de Philippe Claudel) et là ils ont consacré leurs subventions de l'année passée à ce film. Ils ont aussi créé un bureau des tournages. C'est donc une région qui s'ouvre de plus en plus au cinéma. S'il n'y avait pas eu ça, et la ville de Nancy qui nous a beaucoup aidé en nous prêtant une maison, qui nous a beaucoup facilité la vie pour le tournage dans la ville, et si une autre région avait été preneuse... Voila, on le faisait dans une autre ville. Ce qui était important, c'était que cela se passe en province, parce que c'est typiquement pour moi une vie de province, des relations de provinces.
Comme Nancy et la région ont été partenaires, moi j'étais très heureux. Ca me permettait d'être dans des endroits que j'aime, que je connais très bien, de faire travailler aussi des gens de la région, des figurants, des techniciens d'appoints, des stagiaires et notamment des étudiants de l'IECA. Ca me permettait aussi de dessiner une sorte d'autobiographie. Les lieux que j'ai choisis sont tous des lieux qui ont un sens dans ma vie : la fac de lettres et mon bureau de la fac, mais aussi la piscine de Nancy Thermal que j'ai beaucoup fréquenté, la place d'Alliance, le musée des Beaux-Arts etc. Tous les lieux qui ont été choisis, ou qui sont seulement aperçus, témoignent un peu comme cela d'une histoire personnelle. Le spectateur ne le voit pas, ne s'y intéresse pas, mais pour moi c'était important.
Dites-moi si je me trompe mais il me semble que vous éprouvez une attirance pour l'asie, et qui serait symbolisée dans le film par le personnage l'enfant adoptée par Léa (Elsa Zylberstein) ?
Oui oui c'est vrai. Moi même j'ai adopté. Ma fille est née au Viêt Nam. Il y a des échos personnels. C'est à la fois une région du monde que je connais bien et qui m'a beaucoup apporté, mais c'est aussi un thème assez personnel l'adoption.
Le titre du film pourrait être celui d'une comédie romantique mais induit en fait l'idée principale du film qui est la suite de la contine A la Clairefontaine (NDLR "Jamais je ne t'oublierai"). Tout le film me parait construit sur ce principe. Il y a d'abord ce que l'on voit en surface, puis ce qui apparaît peu à peu lorsque l'on gratte.
Oui et c'est ce que je fais aussi dans mes romans. J'aime beaucoup solliciter l'intelligence du lecteur, ou du spectateur. Il y a des films ou des romans que je n'aime pas trop car ils me laissent trop en dehors, tout m'est expliqué, tout m'est dit et je n'ai pas a réfléchir puisque tout est là. Ce qui m'intéressait, c'était de fonctionner de manière plus impressionniste, d'arrêter des scènes avant que l'on en sache trop, avant qu'un sentiment, une émotion, ne soit développée, de façon à ce que le spectateur puisse continuer seul le chemin. Donner des signes, des indices, des morceaux de sens, mais au spectateur ensuite de compléter.
Toute l'émotion est d'ailleurs contenue jusqu'à...
... sauf à la fin ou elle explose. C'est une scène d'accouchement. Ce personnage qui a été longtemps enclos, soudain se libère et sort tout ce qu'elle a. Là, il n'était pas question de la brider l'émotion. Au contraire, il fallait qu'elle jaillisse violemment. Mais autrement, sur tout le film effectivement, on avance prudemment jusqu'à ce moment.
La thématique de l'enfermement est récurrente dans votre oeuvre littéraire et dans ce film. Pour moi elle est d'abord liée à l'idée d'ouverture sur le monde. Quel est votre point de vue à ce propos ?
Oui c'est ça. C'est un film qui essaye d'inspecter cette thématique de l'enfermement, de l'exclusion aussi, et également, ce qui va de paire, pour ce qui provoque l'exlusion, du regard que les autres peuvent avoir sur quelqu'un. Un regard qui souvent condamne assez vite. Je me suis aperçu finalement que le personnage de Juliette (Kristin Scott-Thomas) était assez proche du personnage de Brodeck dans mon dernier roman, assez proche aussi de l'un des personnage de La Petite fille de Monsieur Linh, c'est à dire des personnages qui reviennent de quelque part, qui sont loin d'un milieu dans lequel ils ont vécu longtemps, et qui essayent de trouver une place au sein d'une communauté. Cette communauté, la plupart du temps les rejette. Il se trouve que là, le film est beaucoup plus optimiste que les romans. Ce qui m'intéressait justement c'était de voir comment les liens pouvaient se recréer, et comment les autres arrivaient à briser l'enfermement et à faire revenir malgré elle, la personne dans la communauté. Il y a beaucoup plus d'espoir dans ce film que dans les livres que j'ai écris.
Les sujets de vos livres et de ce film sont très différents les uns des autres mais le dénominateur commun serait un profond attachement à l'être humain. Accepteriez-vous que l'on vous définisse comme un humaniste ?
Je me méfie toujours un peu des étiquettes mais c'est vrai qu'à chaque fois qu'un journaliste ou un lecteur vient me dire ça, c'est quelque chose qui me touche beaucoup. Il est dur de classer les gens mais il y a comme ça un immense tiroir qui serait celui de l'humanisme et qui me convient très bien. Mon soucis, c'est jamais d'être noir pour être noir, d'être tragique pour me repaître de ça. Ce qui m'intéresse c'est vraiment d'observer nos vies, ou la condition humaine, en essayant de toujours montrer, dans toute cette noirceur, une ouverture, une possibilité à vivre avec les autres en humanité. Je pense que le film porte des valeurs humanistes, fraternelles.
Entre tous vos romans et vos scénarii, vous êtes un auteur très productif, ou puisez vous toutes vos histoires, et ou trouvez-vous le temps de toutes les raconter ?
C'est à la fois une question de goût et d'organisation... Enfin non, ce n'est même pas de l'organisation car ca laisserait imaginer que c'est pensé alors que ca ne l'est pas... Je ne sais pas... Je ne regarde jamais la télévision par exemple. Par rapport a d'autres personnes qui y consacrent plusieurs heures par jour, ça dégage déjà du temps. Je suis plutôt quelqu'un qui me lève assez tôt. Mais je me couche tôt aussi, je suis un gros dormeur alors je ne rogne rien sur le sommeil. Je ne passe pas quinze heures par jour au téléphone et je ne me sert d'internet que pour mes mails, je ne surf jamais sur des sites etc. Je prends ces trois exemples car je crois qu'aujourd'hui, quand l'on prends l'emploi du temps de quelqu'un, si l'on compte la télé, le téléphone et internet, ça prend déjà pas mal de temps. Après, quand une histoire me hante violemment, je me donne les moyens de l'écrire. J'arrête tout et je ne fais que ça.
Une question très en marge du film... Vous avez écrit Les Âmes grises et la semaine dernière Lazare Ponticelli est décédé. Quelle a été votre réaction ?
Ce n'est pas de la tristesse, parce que quand quelqu'un de 110 ans meurt, on ne peut pas être triste. Surtout qu'apparemment cet homme était en parfaite condition intellectuelle. Ce n'est pas de la tristesse mais il y a de vraies questions qui se posent. A partir du moment ou l'on perd cette mémoire biologique du dernier survivant, comment cette mémoire là va t'elle exister maintenant ? Il y avait quand même tout un ensemble de commémorations qui se mettaient en place autour de 14/18 parce qu'il y avait encore des survivants. Il y a avait d'ailleurs une sorte de décompte assez macabre. Il en reste dix, cinq, un... Vous avez vu que le dernier soldat allemand est mort très peu de temps avant. Ils sont presque morts en même temps et je trouve ça assez symbolique. L'interrogation, c'est qu'est ce que l'on va faire de toute cette mémoire là ? Est-ce que le protocole de célébration et de commémoration va continuer tel qu'il était ? Ca fait presque 100 ans quand même la Guerre de 14. Il faudrait peut-être aussi se poser la question d'une sorte de dépassement de cette mémoire là... C'est devenu un marronnier... Ce qu'ils on fait à Verdun, qui a été tellement le symbole de cette guerre pendant longtemps, qui est devenu une capitale de la paix, avec une sorte de pédagogie de l'horreur pour éviter qu'elle ne se reproduise, je trouve que c'est plutôt une transformation de la mémoire qui est intéressante. On est dans des pays qui sommes tellement attachés à ça... Voila, je vais observer ça de façon très intéressée.
Vers quoi vous tournez-vous dorénavant ?
Là, je n'ai pas de projets précis et je ne me mets sur rien. La sortie d'un film c'est très prenant. En plus je dois enchaîner avec une tournée à l'étranger pour la traduction de mes livres. Je n'ai pas trop le temps de me reposer ou de penser. Mais je pense que je vais continuer comme avant. Ecrire des romans quand j'en ai envie et puis préparer assez rapidement un nouveau film. J'ai deux sujets, on va voir lequel m'achoppe le plus. Mais je ne suis pas pressé. J'ai publié mon premier roman à 37 ans et fait mon premier film à 46...
Tout s'est accéleré pour vous ces dernières années...
Oui mais je fais les choses quand je me sens prêt. Parce que j'ai envie et parce que je me sens prêt. Le prochain film, il faut donc que j'ai envie et que je me sente prêt. C'est quand-même deux ans d'une vie, un film. Entre l'écriture, la préparation, le tournage et la post-production... quand tout va bien. Tout ça est à envisager aussi. Il faut penser également à sa vie personnelle, à sa famille. Il faut faire des équilibres entre tout ça.
Vous ne vouliez pas d'une adaptation de La Petite fille de Monsieur Linh, puis nous avons appris que Richard Berry s'y intéressait. Qu'en est-il aujourd'hui ?
Effectivement, j'ai déclaré pendant des mois quand le livre est sorti que je ne voulais pas d'une adaptation. Les producteurs m'ont approché et je n'ai pas voulu les voir pendant six mois jusqu'à ce que j'accepte un rendez-vous. Il y avait deux metteurs en scène intéressés, dont Richard Berry. J'ai rencontré les deux et Richard Berry me paraissait avoir un projet qui dans l'esprit se rapprochait le plus du livre. On m'a demandé de faire le scénario, ce que j'ai fait. C'est en le faisant que je me suis rendu compte que c'était vraiment très intéressant d'en faire un film, qu'il y avait quelque chose à réinventer et que ça pourrait être bien. Je l'ai montrer à Richard. Il se l'est accaparé et l'a emmené dans une voie qui était sans doute pour lui intéressante mais qui moi ne m'intéressait plus et qui surtout, en terme de production, devenait un truc à 15-16 millions d'euros. C'était incompatible avec le projet et les producteurs ont dit "on arrête tout". Maintenant, ils voudraient que ce soit moi qui le réalise. Dans mes deux projets, il y a celui-là. Ca m'intéresse mais il faut que je réfléchisse encore.
Enfin, quels sont les cinéastes que vous admirez, dont vous vous sentez proche ?
Proche, je ne sais pas trop, mais qui m'intéressent, il y en a plein. Mais vous savez je ne suis pas... Si demain j'avais un fort désir de faire un film de SF, je ferais un film de SF. C'est à dire que je ne suis pas dans un genre. Je l'ai souvent dit à propos de mes romans. Ils sont assez différents les uns des autres et j'ai toujours dit aux journalistes que je revendiquais la liberté d'un cinéaste. Quand vous prenez de grands cinéastes comme Stanley Kubrick ou Ridley Scott, ce sont des gens qui ont exploré des genres très différents. Kubrick a fait des films de guerre, de SF, d'horreur, historique, des polars... Je trouve ça génial et j'aime bien cette liberté là. Je viens de faire un mélodrame mais je rêverais de faire une grande comédie d'amour, un vrai film noir... J'aime les genres.
Les cinéastes ? Aujourd'hui, je suis très admiratif de certains films d'Inarritu, j'aime beaucoup Amenabar, Nanni Moretti, certains films des frères Coen mais pas le dernier. J'ai adoré les premiers films de Paul Thomas Anderson, mais le dernier non..
Ah oui ?!
Oui oui, je suis resté vraiment en dehors de ça... Il y en a plein d'autres... Dans les films plus patrimoniaux, j'ai souvent cité Sautet. C'est un cinéaste qui m'intéresse beaucoup et il y a un peu des clins d'oeil à Sautet dans mon film, des atmosphères, une façon de regarder les gens. Voila, Sautet mais encore la grande période de Woody Allen ou, pour remonter plus loin encore, les Lubitsch, les Capra, tout le cinéma français des Duvivier, Carné, les nanars des années 50...
Duvivier, Carné, ce sont des références que les cinéastes français n'osent plus citer aujourd'hui...
Oui c'est vrai. Mais moi, le cinéma français des années 30 à 50, c'est le cinéma qui m'a le plus nourri entre 15 ans et 30 ans. Par exemple, si vous prenez, Carné, Renoir, Duvivier, ce sont quand même de grands cinéastes de l'écriture. C'est d'abord un scénario. Si vous enlevez Prévert à Carné... C'est du grand cinéma d'écriture. Des gens comme Pierre Bost, Jean Aurenche... Ce sont quand même de sacrés scénaristes qui se sont fait allumés par les Truffaut et autres alors que Truffaut, qu'a t'il fait après ? Des films hyper classiques. Que reste t'il de la nouvelle vague dans les films de Truffaut à partir des années 70 ?
J'ai aussi été très influencé quand j'étais petit par la série des gendarmes, La Grande Vadrouille, puis par les premiers films de Claude Zidi, les Charlots...
Propos recueillis par Benoît Thevenin à Paris le 20 mars 2008.