Naoki Urasawa… Par qui d’autre pourrai-je commencer cette vague de compte-rendus et d’interviews, tant l’homme a marqué de son emprunte cette treizième édition de la Japan Expo. Deux conférences publiques, de nombreuses séances de dédicaces, une conférence de presse, une table ronde, une exposition et un concert…. Je ne pouvais pas faire autrement que de débuter par l’invité d’honneur manga de la JE 2012, que vous connaissez tous, de près ou de loin, depuis la parution de Monster, 20th Century Boys, Happy !, Pluto, Billy Bat… Ou depuis la monographie réalisée par Alexis Orsini.
Depuis son passage à la Japan Expo, nous voilà en tout cas nombreux à avoir été séduit par monsieur Urasawa… Un homme cool et amical, qui semble avoir adoré sa venue en France et toutes les interventions qu’il a pu réaliser. Le public tout comme les journalistes ont rencontré un grand talent du manga certes, mais aussi un auteur toujours souriant, plus bavard que n’importe quel autre japonais sur le festival, très humble (ça par contre, c’est japonais ) et souvent intimidé par l’accueil hyper chaleureux de son public, avec qui il a eu de très beaux échanges.
Mais ces rencontres ne furent pas qu’un simple plaisir, elles nous ont également appris de nombreuses choses sur le mangaka : son enfance, son intérêt pour la musique, la construction de ses œuvres, la fin de ces récits, ses personnages, son lien avec Osamu Tezuka et l’inspiration qui en découle, son travail avec monsieur Nagasaki, etc.
C’est tout ça et bien plus encore que j’ai voulu vous retranscrire aujourd’hui ces rencontres, en mélangeant les entretiens publics et ceux avec la presse auxquels j’ai pu assister. Vous retrouverez donc la conférence publique du samedi, dirigé avec brio par Stéphane Beaujan et retranscrite par ma très chère Gally, la conférence de presse globale tenu le même jour et enfin une table ronde avec plusieurs collègues des médias spécialisés dans les loisirs japonais, qui a eu lieu le dimanche, juste avant le mini-concert avec Hemenway (dont il sera aussi rapidement question).
En fin d’article, vous trouverez également, en vidéo, la conférence publique qu’Urasawa a donné en compagnie de Masao Maruyama des studios Madhouse. Merci d’ailleurs à un inconnu, ouenfan, qui a filmé cette conférence… Allez jeter un œil à son You Tube, il y a pas mal de choses intéressantes sur cette JE !
J’espère que vous apprendrez plein de choses et je vous dis, comme d’habitude, bonne lecture
Première partie - De l’enfance à la vie de mangaka…
Quand vous étiez enfant, quel rapport aviez-vous avec la bande dessinée ?
Quand j’étais enfant, j’étais un peu tordu. (Rires)
Je peux vous raconter une petite histoire marrante. J’avais une dizaine d’années. Il y avait un garçon dans ma classe qui avait écrit une histoire sur une famille très, très heureuse. À l’époque, le professeur l’avait beaucoup complimenté pour son travail. Moi je pensais que tout était complètement faux. Par la suite j’ai donc écris l’histoire d’une famille qui devient extrêmement malheureuse. Ce qui m’a valut de me faire engueuler par le professeur… (Rires)
Vous avez dessiné très tôt. Qu’est-ce que représente le dessin pour vous dans la vie, en dehors du manga ?
Déjà, dès 4 ans, je faisais des dessins que je signais « TEZUKA » ! (Rires)
J’ai fait du sport, de la course, de la musique… Mais même très fatigué je dessinais en faisant des mangas. Je pensais que ça prendra fin un jour mais aujourd’hui, c’est comme manger. (Rires)
Vous souvenez-vous d’une œuvre qui vous a particulièrement marqué ?
À 13 ans, j’ai acheté tous les tomes du Phoenix de Tezuka. Je me suis mis dans un endroit bien particulier de la maison, le engawa (Note : couloir qui mène au jardin dans les maisons traditionnelles japonaises). J’ai pris tous mes volumes et je les ai lus. J’ai été tellement choqué par ma lecture que je n’ai pas vu que la nuit était déjà tombée. Aujourd’hui, mon sentiment envers le manga n’a pas changé.
Quand avez-vous su que vous alliez devenir mangaka ?
Les mangas que j’aimais enfant ne se vendaient pas. Je me suis dit que si je devenais mangaka, mes œuvres ne se vendraient pas non plus et que j’allais souffrir. J’avais déjà un grand stock de mangas dessinés au cours des années et je voulais devenir éditeur. J’ai donc rapporté mon stock quand j’ai passé un entretien chez un éditeur (Shogakukan). Lors de cet entretien, on m’a conseillé de participer à un concours de manga. J’ai été primé. Je me suis dit que j’allais tenter ma chance dans ce métier pendant un an… Et ça fait maintenant 30 ans ! (Rires)
Vous avez un dessin reconnaissable au premier coup d’œil, un trait très abouti. D’où cela vous vient-il ?
Vers mes 19 ans, j’ai rencontré l’œuvre de MOEBIUS. Le Phoenix de Tezuka m’a influencé mais l’œuvre de MOEBIUS a été un grand moment…
Dans un autre domaine maintenant… Vous êtes un passionné de musique depuis votre enfance.
Je n’ai jamais été dans des clubs de manga à l’école… J’ai fait un peu de course, par exemple, et j’étais surtout dans des clubs de musique. Le manga et la musique ont donc toujours évolué avec moi, en parallèle. Certains de mes amis du club de musique sont devenus professionnels, alors que moi je me suis orienté vers le manga. Néanmoins j’ai toujours continué à faire de la musique.
Cependant, en 2008, je me suis rendu compte que je n’avais plus beaucoup de temps à y consacrer donc j’ai voulu mettre en forme toute ma carrière musicale et j’ai réalisé un album.
Concernant la musique il y a cette célèbre anecdote où vous vous acheter une guitare acoustique au lieu d’une électrique qu’on retrouve dans 20th Century Boys. Vous avez tout appris par vous-même en fait…
Le manga, la musique, la guitare… J’ai tout appris par moi-même. Donc je me dis que si des personnes ayant fait des études là dedans me regardent faire maintenant, ils vont se dire « Mais c’est quoi ça ?! » (Rires)
Dans 20th on retrouve également un autre épisode inspiré de mon vécu, lorsque Kenji diffuse un morceau de rock à son école. Dans l’école où j’étais on passait de la musique le midi pendant que tout le monde déjeunait, mais c’était plutôt de la musique classique, comme du Paul Mauriat par exemple.
J’ai donc diffusé le morceau de rock du groupe T-Rex, comme dans le manga, mais quand je suis revenu et que j’ai demandé à tout le monde s’ils avaient aimé le rock, j’ai vu que personne n’avait fait attention : « hein, mais de quoi tu nous parles ? » (Rires)
En dehors de la bande dessinée, qu’est-ce qui vous a influencé quand vous étiez jeune adulte et au lycée ?
En même temps que le manga, j’ai toujours été passionné par la musique. A 15 ans, j’ai découvert Bob Dylan et j’ai été comme foudroyé. Je l’écoute toujours.
Le journaliste, Stéphane Beaujean, a alors un sourire en coin… On va peut être vous écouter chanter Bob Dylan alors ?
Urasawa se met à rire. L’équipe technique installe un micro, un harmonica et une guitare sur la scène…
Ça prend un tour complètement inattendu. Je pensais bien que ça allait arriver ! (Rires)
Il s’installe et se met à chanter en japonais un morceau de Bob Dylan, North Country Girl, sous les acclamations du public.
Lors de la conférence de presse il expliquera qu’il apprécie également des artistes comme The Beatles, Prince et Miles Davis…
Seconde partie - Les débuts, Monster et les personnages d’Urasawa
En lisant vos déclarations on a l’impression que vous avez voulu, à vos débuts, parler d’histoires plus adultes, appartenant davantage au seinen qu’au shōnen…
Quand je retrace l’histoire des mangas que j’ai pu lire, je m’aperçois que dans mon enfance, en primaire, les mangas étaient publiés dans des magazines shōnen.
Dans ces derniers il y avait des histoires pour les plus jeunes comme moi, mais pas uniquement. Par exemple, à cette époque au Japon (en 1968, NDLR), il y avait des grands mouvements étudiants et ces derniers aussi lisaient ces magazines shōnen. Ils étaient donc destinés à un public très large…
Ce n’est qu’à partir des années 70 qu’il y a eu cette séparation entre les magazines pour enfants et pour adultes, entre shōnen et seinen. À cette époque je me suis vraiment demandé pourquoi il faisait ça… Quand j’ai découvert les mangas et pendant mon enfance il n’y avait pas cette distinction et je ne cherche pas à la faire.
Au Japon il y a une pièce importante où tout le monde se réunit : le salon ou ochanoma. Si l’on pose l’un de mes mangas sur la table du salon, je veux que tout le monde puisse l’apprécier : les petits enfants, les parents, les grands-parents… C’est une idée que j’ai toujours en tête.
En France, on vous a découvert avec Pineapple Army mais votre œuvre la plus connue est Monster… (Applaudissements, puis Stéphane Beaujan relance le public) J’ai dit Monster ! (Nouveaux applaudissements, plus forts) J’aimerais bien voir le docteur Tenma !
Naoki Urasawa commence à dessiner. Le personnage principal de Monster apparait rapidement, en quelques coups de crayons, comme on peut le voir sur cette vidéo réalisée par La base secrète :
Quelle est l’idée à l’origine de Monster ? Comment voyez-vous ce tournant dans votre carrière ?
L’idée de Monster m’est venue grâce aux séries américaines comme Le fugitif par exemple. Les séries TV américaines du genre thriller diffusées au Japon n’ont pas eu énormément de succès là-bas mais ont marqué mon enfance. Après avoir travaillé pendant 10 ans sur des œuvres comme Yawara ou Happy ! qui ont eu un énorme succès au Japon, j’ai enfin pu dessiner ce genre d’histoire avec Monster.
À la lecture de vos œuvres, on voit que vous avez une bonne connaissance de l’Europe, par exemple de l’Allemagne dans Monster. Est-ce que vous avez déjà voyagé en Europe où c’est un travail de reconstitution à partir de document, en étant – là encore – reclus dans votre atelier ?
Pour Monster, j’ai fait un voyage d’une semaine en Europe. Je suis parti de Francfort puis j’ai voyagé par Dresde jusqu’à Prague en imaginant un peu ce qui allait se dérouler dans l’histoire de Monster… Et j’ai pris vraiment plein de photos ! J’ai donc déjà fait quelques voyages comme ça, pour me documenter.
Cela dit je n’écris pas mon histoire pendant que je fais le voyage, j’en ai auparavant une idée très précise. Je vais directement vers des lieux que j’ai avant en tête, pour voir à quoi il ressemble. Je vais chercher des images que j’ai déjà imaginées…
Une question revient souvent : pourquoi l’Allemagne, d’avant et après la chute du Mur ? C’est un pays qui revient souvent dans vos œuvres.
Tout simplement parce que quand on parle médecine au Japon, tout est en allemand. Les termes médicaux sont en allemand donc on pense tout de suite à l’Allemagne. La séparation Est/Ouest européenne d’avant la chute apporte un côté obscur et sombre, à la fois mystique et romantique. J’ai pensé qu’il y avait quelque chose à explorer ici.
Vos héros sont souvent des personnages qui ont fait quelque chose qu’ils vont devoir réparer pendant 15 ans ou 20 tomes… (Rires)
Ce pourrait me prendre 2h pour tout vous expliquer… je vais résumer !
Le fugitif est un docteur dont la femme a été assassinée. Il va poursuivre l’assassin tout en étant accusé par les autorités d’être lui-même le coupable. L’histoire est formidable, il n’y a pas plus intéressant. J’y ai beaucoup réfléchit : le personnage du fugitif ne peut pas être autre chose qu’un médecin.
À un moment, j’ai arrêté de réfléchir à cette histoire. Après, j’ai pensé à Frankenstein, un personnage que j’aime beaucoup, et à son monstre. J’imagine que les personnes qui ont lu Monster voient où je veux en venir. Si un neurologue arrivait à sauver un enfant et que ce dernier devienne un tueur en série, ce serait un peu comme Frankenstein. Si ce docteur essayait ensuite de réparer ce qu’il a fait, ça rejoindrait l’histoire du Fugitif.
Une fois que cette idée a été ancrée, l’histoire semblait tellement formidable que je me suis dit que j’allais devoir faire très attention pour en faire une histoire extrêmement intéressante. On en a beaucoup discuté avec monsieur Nagasaki et Monster est né.
Quelques questions du public sont aussi l’occasion de survoler – encore avec humour – les personnages d’Urasawa.
Parmi tous vos personnages, lequel auriez-vous aimé être ?
Humm… Personne ! (Rires) Tous les personnages qui apparaissent dans mes œuvres sont peut être tous moi finalement…
Les hommes semblent dominés par les femmes dans vos histoires. Avez-vous une explication sachant qu’au Japon c’est l’inverse ?
J’aime les femmes fortes ! (Rires et applaudissements)
La table ronde fut également l’occasion d’effacer une contre-vérité sur les œuvres précédant Monster…
Vos fans français ont longtemps attendu la sortie dans l’hexagone des séries antérieures à Monster et il était dit que vous ne vouliez pas qu’elles sortent… Est-ce que c’est vrai et pourquoi ?
On m’a déjà posé cette question hier ou avant-hier… Mais je n’ai jamais dit une chose pareille, j’ai toujours voulu que tout le monde puisse découvrir mes œuvres et les lire. Ça doit être une rumeur car je n’ai jamais bloqué la traduction et la publication de ces œuvres.
On va rétablir la vérité alors !
(Rires) Mais d’où vient cette rumeur en fait ?
Ce sont les éditeurs qui nous répondaient ça, les éditeurs français…
Humm…Toutes les demandes de traduction qui ont été faites ont été acceptées et réalisées. Il s’agit donc, surement, de problèmes entre les maisons d’éditions.
Troisième partie - 20th Century Boys et la construction des scénarios
Quelle était l’idée dans 20th Century Boys ? Beaucoup de lecteurs ont envie d’y voir votre enfance. Qu’est-ce que vous y avez glissé de personnel ?
Ça prendrait encore 2h…! (Rires) Je vais vous parler de la première idée dans 20th.
Il y a Happy! qui parle du tennis. Quand on a eu terminé le dernier épisode de Happy!, on s’est réunis avec le staff et on a trinqué. La série a duré 6 ans sur un rythme hebdomadaire et je ne voulais plus faire des histoires avec une publication à raison d’un épisode par semaine.
Je suis rentré chez moi et j’ai pris un bain (Rires). Pendant que j’étais dans l’eau, une image est apparue dans ma tête, une scène de l’ONU où quelqu’un disait : « Si ces gens n’avaient pas été là, le XXème siècle ne serait jamais arrivé !». À ce moment, le titre de 20th Century Boys m’est apparu et je me suis souvenu l’avoir passé une fois à l’école pendant la pause déjeuner. Personne ne s’en était vraiment rendu compte. J’en suis arrivé au premier chapitre du manga.
Mais je ne voyais pas contre quoi les héros auraient à se battre. M. Nagasaki m’a alors dit « Contre une secte évidemment ! ». J’ai réfléchit et j’ai eu l’idée d’une secte dont le gourou s’appellerait Tomodachi (« Ami » en français, NDLR). Quand j’ai raconté cette histoire à M. Nagasaki, il m’a dit : « Ce sera un immense succès et une œuvre incroyable ! ».
De nouveau, on lui demande de chanter une chanson. Cette fois-ci, il nous interprète la chanson de Kenji en demandant au public de le suivre…
>Vous faites souvent dans vos mangas des allers-retours temporels… Comment construisez la chronologie de vos histoires ?
Je n’ai pas de technique particulière pour ce genre de scénario mais ce qui me rend le plus enthousiaste quand je dessine mon histoire c’est lorsqu’on arrive à une scène où l’on va, justement, réaliser un saut vers une autre période, avant ou après. Ce sont des moments que j’aime beaucoup donc c’est sans doute pour ce là qu’il y en a beaucoup dans mes histoires…
Est-ce que vous fixez la fin de vos récits dès le début ou est-ce quelque chose qui vient plus tard ?
Au départ j’ai une ambiance précise à transmettre plutôt qu’un scénario en particulier. J’ai déjà une image assez vague d’où l’histoire doit atterrir. J’emmène donc mon récit en faisant attention de ne pas trop dévier de cet endroit où je veux le conduire.
C’est un peu comme s’il y avait une colline et que je veuille en arriver au sommet. J’avance petit à petit, en faisant des détours et j’aime être surpris une fois arrivé en haut par le paysage que je peux voir de cet endroit, je me rends compte qu’il est différent de celui que j’avais imaginé.
À plusieurs reprises Naoki Urasawa parlera encore des fins de ces histoires, notamment de celles de Monster ou de 20th Century Boys… Comme il le dira lui-même, trouver la bonne fin « c’est compliqué ». C’est un point sur lequel il a cependant beaucoup réfléchi, comme en atteste ses différentes réponses. Cette réflexion a commencé autour de ses anciens récits, comme il l’explique en conférence publique :
J’imagine que personne ne le savait mais dans Master Keaton et Pineapple Army, il y avait des fins. J’ai écris plus de 300 épisodes où il y avait une fin. Une fin si propre, est-ce réel ? Crédible ? Par la suite je me suis dit que faire des fins était trop surfait et je suis demandé comment achever des histoires comme 20th ou Monster qui ont duré si longtemps et je me suis dit que je ne pouvais le faire qu’avec les lecteurs.
Je pense qu’un bon manga se créé avec un bon lecteur capable d’imaginer sa fin. Je vous remercie d’avoir été ces bons lecteurs. (Applaudissements)
Pendant la conférence de presse, il revient sur ces fins et ce lien établit, sur la longueur, avec le public…
La particularité du manga japonais est qu’il s’agit de séries, avec des épisodes hebdomadaires ou mensuels… Monster ou 20th Century Boys ont duré plusieurs années. Au bout d’un moment, mon œuvre devient aussi celle du public, elle se fabrique aussi avec lui.
Avec le temps qui passe le lecteur commence à se faire sa propre idée de la fin : « ah ça va se finir comme ça », « ce sera ça la fin ». Donc quand je donne ma version, de nombreuses personnes disent que ce n’est pas la bonne fin, celle qu’ils veulent. Mais en fait je ne fais que donner l’une des réponses possibles.
Chacun peut avoir son opinion, peut débattre. C’est pour ça que je donne des fins ouvertes, ce sont des questions en quelque sorte… Afin que chacun puisse y trouver sa propre réponse.
Vous êtes également un observateur avisé et ouvert – mais souvent assez critique – du Japon contemporain. Comment appréhendez cet aspect de votre œuvre, avez-vous un message que vous voulez aborder à ce sujet ?
Je n’ai pas l’impression d’être critique sur la société japonaise…
Non mais vous avez un œil d’observateur, un certain recul…
C’est peut-être une particularité du peuple japonais en fait. Même si on peut être euphorique, il y a quelque chose au fond du cœur qui est posé, neutre. C’est peut-être ça qui transparait…
L’âme japonaise en quelque sorte ?
Dans la culture japonaise et plus précisément dans la comédie, il y a le Rakugo, un genre ou une personne raconte une histoire en rentrant dans la peau de plusieurs personnages. C’est assez cynique comme manière d’aborder une histoire et je pense que la manière de faire dérouler mes récits est très inspirée du Rakugo.
Dans mon ipod j’ai toujours plein de récits de Rakugo et avant d’aller me coucher je le mets en mode shuffle en me demandant si je vais tomber sur mon histoire préférée ! (Rires)
Quatrième partie - Tezuka et Nagasaki : les duos d’Urasawa
On parlait d’un dialogue entre le public et vous sur vos fins mais il existe un autre : celui que vous avez avec Osamu Tezuka, dans Pluto et d’autres de vos œuvres. C’est quelque chose qui vous habite depuis l’enfance… Jusqu’où irez-vous dans ce dialogue avec ce maître du manga ?
Songeur… Mais est-ce que ce qu’on peut vraiment parler de dialogue ?
Pour établir un dialogue il faut être au même niveau, à la même hauteur. Je vois monsieur Tezuka comme une chaine de montagnes bien au dessus de moi… Pour atteindre ces sommets il y a une multitude de façons, des chemins faciles, d’autres plus difficiles. C’est plus de cette façon que je vois nos rapports, nos échanges.
Étant donné les préjugés qui courent sur la violence dans le manga, Pluto et sa conclusion démontrent, bien au contraire, l’humanisme qu’il y a chez un auteur comme Tezuka. On a l’impression que sur ce sujet, vous avez tout compris de son message…
Le récit de Tezuka dont je me suis inspiré pour Pluto (l’arc narratif Le robot le plus fort du monde dans l’œuvre Astro, le petit robot, NDLR) est paru lorsque j’avais 4 ou 5 ans. Au sein de ma génération, la plupart des gens expliquent que c’est vraiment cette œuvre qu’ils aiment le plus. Je me suis demandé pourquoi…
À l’époque la majorité des œuvres nous présentaient toujours deux cotés : celui des gentils et des méchants… Et les méchants étaient ceux qui perdaient. Mais dans cette histoire là, les choses sont plus complexes et vont plus loin. La guerre en elle-même crée un vide dans notre cœur et ça Tezuka a réussi à l’exprimer et à capter ce cœur, celui de notre génération.
J’ai toujours trainé ce sentiment depuis l’âge de 4 ans, cette œuvre a grandi avec moi, elle a évolué au point que, en relisant l’original, je me suis aperçu que certaines scènes que j’avais en tête ne figuraient pas dans l’histoire de départ. Presque 40 ans plus tard j’ai finalement reproduit ce que j’avais emmené avec moi, ma version de cette histoire qui s’était construite depuis cette époque. C’est ainsi qu’est né Pluto.
Pouvez-vous ensuite nous expliquer comment vous avez rencontré votre fidèle comparse Takashi Nagasaki ?
Quand j’ai commencé à travailler dans le monde professionnel j’ai eu un autre tanto pendant environ 1 an. Au bout de cette période mon éditeur m’a dit : « il faut que je te fasse rencontrer quelqu’un… Un homme un peu particulier mais avec qui tu devrais bien t’entendre. »
Je vais donc au café de la SHOGAKUKAN et dès que je rentre, je vois un homme qui n’a pas l’air très sympathique, un peu méchant même, qui me dit « vas-y assieds toi », un peu froidement. Dès le début il me demande « t’as un sujet intéressant à raconter ? »
Je lui raconte mon histoire, celle d’un homme qui se réveille un matin dans la peau d’Ultraman. Ce dernier se demande « mais qu’est-ce que je vais faire, mais qu’est-ce que je vais faire ?! » et il meurt au bout de trois minutes.
Monsieur Nagasaki a alors dit « ah ouai, c’est pas mal ça, c’est intéressant comme histoire ». C’était notre premier rencontre, en 1983.
Aujourd’hui monsieur Nagasaki est bien plus qu’un simple tanto de l’ombre, il est votre co-scénariste. Quel est la part d’implication de chacun et comment travaillez-vous ensemble pour écrire les scénarios ?
Quand nous travaillons ensemble, monsieur Nagasaki vient chez moi pour un épisode ou une histoire. Il reste environ deux heures à la maison, on discute et ça peut tourner au débat – le ton peut même monter un peu – mais le point crucial est qu’à la fin nous soyons tous les deux en accord et contents du résultat.
C’est ainsi que nous travaillons, de la même façon depuis 1983.
Au début il était mon tanto et faisait partie de la maison d’édition de SHOGAKUKAN. C’est ainsi que nous avons collaboré sur Master Keaton, Monster, 20th Century Boys. C’est au milieu de cette dernière série que monsieur Nagasaki a quitté la SHOGAKUKAN et qu’il est devenu indépendant.
À partir de ce moment là, comme il ne faisait pas partie de la maison d’édition c’est normal qu’il co-signe mes œuvres. En fait il y a deux façons de travailler pour les mangakas : il y a ceux qui reçoivent des scénarios déjà faits et il y a ceux qui le créént en discutant avec leur tanto… Un peu comme pour les Beatles avec leur producteur George Martin.
Le fait qu’il co-signe ces œuvres et qu’il travaille en indépendant est un pas important dans le monde du manga car il montre que les mangakas travaillent avec leur tanto au scénario, qu’ils le construisent ensemble.
Ça montre à tous ceux qui s’intéressent au manga, qui veulent évoluer dans ce domaine et qui ont de supers bonnes idées de scénario mais qui ne savent pas forcément dessiner qu’ils peuvent aussi y travailler, qu’il y a cette place là pour eux.
Conclusion : Urasawa et sa rencontre avec son public
Avant de venir en France, Naoki Urasawa ne connaissait la Japan Expo « que de nom » mais il est certain qu’il ne s’attendait pas vraiment à tout ce qui l’attendait…
Votre venue à la Japan Expo est l’occasion pour le public de vous rencontrer mais c’est aussi pour vous l’opportunité de faire des choses assez inhabituelles : des conférences et des dédicaces. Est-ce que ça vous plait ? Est-ce que ça vous change beaucoup de votre cadre quotidien ?
Ce qui est exceptionnel c’est de pouvoir rencontrer des fans qui sont très très loin du Japon. Même quand je travaille au Japon j’ai peu souvent l’occasion de rencontrer mes lecteurs.
Effectivement, on sait que la vie d’un mangaka est assez recluse et là c’est l’occasion de se relâcher et de profiter de toutes ces activités !
J’ai vraiment besoin de me renfermer pour pouvoir travailler, ça m’est nécessaire pour produire quelque chose d’intéressant. Donc là, pouvoir rencontrer mes fans de l’autre côté de la planète qui ne cessent de me dire « je vous adore », « je vous aime » ça créé un énorme décalage avec mon quotidien, c’est énormément d’émotions… Je suis très souvent ému depuis que je suis arrivé ! (Rires)
Parmi les nombreuses activités du weekend, Naoki Urasawa signera également un concert avec Hemenway, le temps de trois morceaux dont l’ambiance assez unique aura marqué les esprits du public et des musiciens eux-mêmes, qui ont pleinement savouré l’instant. En plus des quelques photos que vous pouvez déjà retrouver sur le Facebook du blog, voici les trois morceaux du concert Hemenway – Urasawa, là aussi filmé par ouenfan :
Enfin, c’est sans doute la fin de la conférence publique qui symbolise le mieux ce lien très fort qu’a établit Urasawa avec son public, à sa grande surprise d’ailleurs. Un public qui a rapidement apprécié l’humour, l’humilité et la simplicité de ce mangaka qu’il avait déjà mis sur un piédestal. Lors des questions posées par l’audience une personne lui proposera d’ailleurs – banco – de venir s’installer chez nous :
Alors… La France vous aime, le public français est génial, la nourriture française est géniale : quand est-ce que vous venez vous installer chez nous définitivement? (Rires)
(Tout sourire) Le plus vite possible ! (Rires)
Quelques instants plus tard la conférence s’achèvera d’ailleurs par un très beau moment juste avant le dessin final….
On passe maintenant au dessin final, sur ce grand tableau derrière. Une demi-heure ne va peut-être pas suffire pour tout remplir ! Merci pour tout monsieur Urasawa ! (Applaudissements nourris)
Je suis très ému par cette chaleur dont vous m’entourez. Depuis hier, je suis vraiment très ému.
Le public répond alors à son idole par une belle une standing ovation, puis le maître se met à l’oeuvre, comme on peut le voir sur cet extrait filmé par l’équipe de la Base secrète.
C’est ainsi que s’achève l’une des ses nombreuses rencontres entre le mangaka et son public. Ce weekend aura donc été un grand moment pour les fans de Naoki Urasawa, qui nous aura appris plein de choses sur son œuvre, sa vie et sa façon de travailler. Ces quelques jours laisseront pas mal de moments marquants à ceux qui ont pu le rencontrer et, on espère, tout autant de bons souvenirs à cet homme aux réponses passionnantes et à la bonne humeur définitivement contagieuse…
Merci monsieur Urasawa, et à très vite !
Merci également à la traductrice de monsieur Urasawa, et aux intervenants des conférences publique et de presse. Merci également au staff de la Japan Expo pour la mise en place de ces rencontres !
Bonus : photos et conférence avec Masao Maruyama
Pour le plaisir des yeux et des oreilles je vous propose enfin de jeter un œil à l’album de photos dédiés à Naoki Urasawa… Vous y trouverez les photos de l’exposition qui lui est consacré, celle des conférences public et de presse, celle de la table ronde et, bien sur, celle du concert ! Bravo et merci à Gally, la femme derrière l’objectif !
Enfin voici comme promis, en vidéo, la conférence en duo de Naoki Urasawa et Masao Maruyama, le co-fondateur des studios Madhouse, sur l’adaptation en anime des œuvres d’Urasawa.
J’espère que ce compte-rendu complet vous aura plu et appris des choses et qu’il vous aura donné envie de vous replonger de ce pas dans l’œuvre de Naoki Urasawa !
D’ailleurs puisqu’on en parle, je vous laisse, je vais de ce pas relire Monster… Et vous ?