Deuxième lecture comme l’indique le titre, parce qu’il m’aura fallu relire La carte et le territoire pour m’en faire une idée concrète. J’avais la forte impression d’être passée à côté de quelque chose la première fois. Le roman est comme un labyrinthe dans lequel Michel Houellebecq entraîne le lecteur, suivant les méandres de son âme. L’auteur donne à voir le monde à travers le prisme de son expérience personnelle, expérience humaine qui conduit inévitablement aux grandes interrogations métaphysiques qui hantent l’œuvre du romancier.
Le fil narratif fait preuve d’une touffeur singulière, d’une modernité sauvage. Ce texte dense et riche possède une architecture complexe sur laquelle se déploie un foisonnement d’idées en arborescence. Michel Houellebecq se laisse aller à la poésie du détachement, l’art du portrait dans un certain apaisement qui se passe des frasques et du scandale.
La carte et le territoire est avant tout un autoportrait de l’auteur qui s’incarne au cœur du dispositif romanesque. Jed Martin le plasticien lunaire - le récit de son succès fulgurant dans le monde de l’art donne un prétexte de base à l’histoire - Michel Houellebecq le personnage, l’écrivain neurasthénique plus vrai que nature, Jasselin le policier fin limier en fin de carrière. Si le romancier change de peau humaine, il prend un malin plaisir à se réincarner en chien, étrange métempsychose ; il devient Michou le bichon qu’une curiosité de la Nature a privé de testicules. Sur le fil de l’autodérision, l’auteur donne vie à l’expression de ses multiples facettes, personnification des étapes de sa démarche intellectuelle. Et lorsque Michel H. le personnage est découpé en morceaux, c’est l’auteur qui se démultiplie en semant un peu de soi dans chacun des êtres de fiction qu’il anime d’une plume à l’ironie mordante.
Dans sa quête morale, Michel Houellebecq verse dans une nouvelle forme de subversion mélancolique, sans éclat, sans outrances. Il s’interroge sur les valeurs du monde moderne dominé par l’argent qui pervertit jusqu’à l’art, forme ultime (unique ?) du génie humain. C’est avec un humour sombre qu’il met en exergue l’expression du tragique d’un monde dans laquelle ne subsiste plus vraiment d’espoir de salut. Les mirages de la société du spectacle devenue société de surconsommation trouvent leur symbole dans l’objet manufacturé, récurrence déroutante sous la forme de descriptions laconiques qui parsème le récit. Biens matériels, biens de consommation courante dont la déliquescence programmée renvoie au déclin du système de production et du modèle d’expansion occidental.
La poésie, l’amour, la délicatesse des sentiments, les aspirations supérieures sont des notions en voie d’extinction, lueurs d’espoir vacillantes trop fragiles pour ce monde mercantile où règnent mensonge, souffrance et mort. Les personnages sont irrémédiablement seuls, perdus, livrés au désespoir. Il s’agit d'accepter la société telle qu’elle est et il y a de la jubilation cynique à la Cioran dans cet inventaire de l’état du monde.
Houellebecq semble éprouver une certaine tendresse pour cette humanité qu’il décrit, pétrie de contradictions, au bord du gouffre, empêtrée dans des standards mondialisés, capable des pires horreurs, comme si sa misanthropie s’adoucissait pour la toute première fois. Mais au final, la carte est plus intéressante que le territoire parce que le produit de la réflexion humaine - la fiction, le roman, l’œuvre d’art - sera toujours plus grand, plus poignant, plus intense en un mot plus vrai que la réalité.
La carte et le territoire de Michel Houellebecq – Editions de poche J’ai Lu – Prix Goncourt 2010