Les ancestrales relations amicales entre la Tunisie et la France ne sont pas au beau fixe ces derniers temps. Même si outre-méditerranée les maladresses des politiques français à chacune de leur visite en Tunisie étaient presque devenues une institution - on se souvient, entre autres, du "premier des droits de l'Homme" de Jacques Chirac ou encore du toast porté par Nicolas Sarkozy au bonheur personnel de Ben Ali et de sa famille - elles passent beaucoup moins inaperçues en Tunisie depuis que le peuple tunisien s'est décidé à se révolter pour reconquérir sa dignité, et peut de ce fait librement s'exprimer. Du fameux "savoir-faire français de nos forces de sécurité" proposé généreusement par Michèle Alliot-Marie dans un irrépressible élan de panique pour préserver cette douce dictature de sable fin, à l'implacable "ligne rouge" tracée par Alain Juppé qu'on ne connaissait pas aussi intransigeant sur les valeurs humanistes et démocratiques du temps de Ben Ali, en passant par l'arrogance tête à claques de son beau gosse d'ambassadeur, le gouvernement français semble mal s'adapter à cette jeune démocratie fougueuse qui échappe à son contrôle. Il n'en fallait pas plus pour que soient déterrés les cadavres de l'Histoire et que pleuvent les références peu glorieuses au temps du colonialisme accusant la France d'être nostalgique d'une époque révolue qu'elle essaie de faire revivre par des moyens détournés.
Dernier scandale en date, la lettre virulente ouvertement adressée par M. Bernard Debré, député UMP, à M. Moncef Marzouki, président de la république tunisienne. Ce texte a suscité un véritable tollé auprès des Tunisiens qui n'en finissent pas de pointer du doigt le mépris quasi raciste qui en émane usant de l'Histoire comme argument d'autorité incontestable. Mais bien que les propos de M. Bernard Debré soient tout à fait condamnables tant ils font preuve d'une mauvaise foi éhontée et d'un manichéisme débile, il ne faut pas oublier pour autant qu'ils ne sont qu'une réaction aux discours tout aussi imbéciles de M. Moncef Marzouki. Celui-ci, qui glisse chaque jour un peu plus vers le populisme et le communautarisme les plus primaires, avait, rappelons le, exhorté la France à être une terre d'ouverture, de tolérance, et de pluralisme, mettant en garde la classe politique française contre l'instrumentalisation de l'islamophobie comme argument de campagne, ce qui n'avait d'ailleurs pas tellement fait réagir. Au-delà de ce duel de langues de "sefirat" ce qui est intéressant ici c'est cette capacité d'indignation à deux vitesses, car quand on se limite à grincer des dents pour l'un, pour l'autre on les montre. S'ériger en donneur de leçons et s'ingérer dans les affaires internes d'un État souverain serait-il plus acceptable d'un côté de la méditerranée que de l'autre ? Pourquoi nous attendons-nous à ce que la France accepte de notre part ce que nous refusons d'elle ?
Si l’on se plait à dénoncer en France l’attitude post colonialiste, on oublie bien souvent d’en faire de même envers l’attitude post colonisée en Tunisie. Or le paternalisme évident qui existe dans les relations franco-tunisiennes ne peut être maintenu que si une certaine posture est adoptée des deux côtés de la méditerranée. Et c'est justement là mon propos, une attitude bien tunisienne d'auto-dépréciation au profit d'une valorisation irrationnelle de ce qui est relatif à la France, et ce jusque dans les rapports les plus prosaïques du quotidien. La langue française jouit ainsi d’un statut dont ne bénéficient pas les autres langues étrangères et ce non pas seulement dans un cadre académique ou professionnel mais bien dans les rapports basiques entre les individus dans la vie de tous les jours. Parler français et vu comme un snobisme, parfois même on parle effectivement français pour adopter une attitude hautaine et méprisante envers celui à qui l’on s’adresse, pour se donner des airs supérieurs et humilier son interlocuteur surtout si celui-ci a le malheur de ne pas faire preuve d’une grande éloquence en la matière. Et parce que le français est cet outil de mesure qui permet de juger de la valeur des personnes et de jauger leur « fréquentabilité » mal le parler publiquement équivaut en Tunisie à un Hara Kiri social, ce qui serait évidemment impensable pour une quelconque autre langue étrangère, encore moins pour l’arabe.
En Tunisie on peut être tous les jours témoin de phénomènes assez étranges mais très typiques et qui représentent bien cet état d’esprit. Des parents tout ce qu’il y a de plus tunisien, qui vivent et ont toujours vécu en Tunisie mais qui pour parler avec leur enfants emploient exclusivement le français au point que ces derniers finissent par développer de sérieuses lacunes langagières non seulement en arabe mais aussi et surtout en dialecte tunisien. Un handicap pour le moins surprenant pour un citoyen tunisien mais pourtant considéré comme étant socialement valorisant. On peut également citer l’exemple de ces hôtels qui en période estivale, du temps où le secteur touristique baignait dans une opulence insouciante, affichaient à leur entrée l’inscription « interdit aux tunisiens ». Ou encore, accessoirement, celui de la boutique de chocolat Chamalo à la Marsa, véritable zoo anthropologique où l’on peut observer à loisir d’authentiques cas d’école à commencer par la propriétaire qui bien qu’elle se fournisse chez Saïd vous enveloppe gracieusement votre boîte de chocolats tunisiens dans un papier transparent « fabriqué en France ». De manière plus générale la France est souvent élevée au rang de modèle absolu et ce à différents niveaux. Ainsi il est fréquent de s’entendre dire, quand on dénonce la xénophobie et le communautarisme en Tunisie, qu’en France l’islamophobie est de plus en plus banalisée, un peu comme si notre univers à nous Tunisiens était réduit à cette bipolarité rigide où la seule altérité existante et notre unique point de comparaison seraient la France. Il y a quelques jours, une connaissance qui rentrait d’un voyage à l’étranger et nous expliquait à quel point elle avait aimé le pays qu’elle venait de visiter, avait eu cette phrase très marquante « c’est trop beau, vraiment magnifique, rien à voir avec la France en tout cas elle l’a surclasse de loin ». Elle n’avait pas comparé ce pays à la Tunisie, ce qui aurait été plus cohérent, mais spontanément à la France, comme si, la France, qui n’est pourtant qu’un autre pays étranger, cristallisait la supériorité vers laquelle il fallait absolument tendre et comme si en découvrant un autre pays, ce oisillon à peine sorti de son nid découvrait par la même occasion qu’il existait un vaste monde en dehors de l’axe franco-tunisien.
Je me souviens d’une anecdote particulièrement savoureuse à ce sujet. Quand j’étais encore étudiante, lors de ma première année, en arrivant un matin, la directrice du petit établissement où j’étais nous avait interpellés mes camarades et moi pour nous informer que nous devions assister à une conférence qui aura lieu plus tard dans la matinée. Cette conférence était donnée par des universitaires français qui faisaient le voyage le matin même. La directrice, dans son habituel Français très affecté, avait lourdement insisté sur le fait que nous devions absolument quitter les cours pour être devant l’amphithéâtre une heure avant le début de la conférence parce que, disait-elle, « les Français ne sont pas comme les arabes, ils sont très pointilleux sur la ponctualité ». Nous avons donc quitté nos cours respectifs et sommes descendus à l’heure indiquée. Nous avons attendu debout devant l’amphithéâtre environ trois heures au bout desquels la directrice est venu nous dire que les conférenciers étaient coincés dans les embouteillages et d’ajouter « voilà c’était juste pour vous faire remarquer que quand on est Français et qu’on est en retard on a la politesse et la courtoisie de prévenir et de s’excuser, ce n’est pas comme nous ». Quand ils ont fini par arriver, ils avaient les bras chargés d’emplettes et nous avaient racontés qu’ils n’avaient pas pu résister à l’envie de se balader et de faire du shopping dans les ruelles de la médina. Ce qui est à retenir dans cette affaire ce n’est pas tant le retard des conférenciers, qui n’avaient par ailleurs rien demandé, que l’excès de zèle de la directrice qui nous a fait rater deux cours par simple obstination, ne se privant pas au passage de déverser sur nous la frustration haineuse dont l’emplit le complexe d’infériorité évident qu’elle nourrit à l’égard de ces Français si supérieurs à nous simples indigènes.
Les références à la France, sa culture et sa langue, sont ainsi perçus, parfois revendiqués, comme un indicateur d’excellence et donc un signe de ralliement de la bourgeoisie élitiste. Au point que dans son entreprise de démagogie populiste le parti islamiste Ennahdha a pris la France pour cible pour en faire le symbole de l’oppression du peuple par un système corrompu et vendu à l’occident colonisateur tout puissant qui pie nos richesses et vole notre identité afin de nous maintenir à jamais asservis sous son joug. Or ce qui est ici très révélateur d’une certaine aliénation c’est que pour combattre ce fléau et réaffirmer notre identité, Ennahdha et ses partisans glorifient… l’anglais. Quand certains, surtout dans les sphères diplomatiques et politiques sont des polyglottes aguerris, nos politiciens en herbe rivalisent de médiocrité et manipulent l'opinion en jouant sur cette corde sensible pour diviser le peuple et condamner les générations futures au rejet de la diversité, au renfermement sur soi, à l'ignorance et au mutisme. Mais si ces idées ont de l'écho parmi le peuple c'est que bon nombre de Tunisiens se cantonnent eux-mêmes dans une attitude infantilisante en faisant preuve d’une affectivité exacerbée qui fait vivre l’esprit colonialiste non pas du point de vue du colonisateur cette fois mais bien du colonisé, avec d’un côté l’idéalisation aveugle et pour y répondre, de l’autre, le rejet catégorique qu’on ne tolère que de la part de la Tunisie et qu’on s’empresse de dénoncer avec la plus vive véhémence s’il émanait de la France. Une façon puérile d’attirer un peu mieux l’attention de cette figure paternelle et de s’assurer de son soutien indéfectible : شدّوني لنبول عليكم.