Elle se présente sous la forme de plusieurs affiches chacune représentant une femme archétypale accompagnée d'une phrase patriotique faisant référence à la révolution tunisienne et toutes soulignées du slogan "Toujours proche des femmes de Tunisie".
Il y a la bédouine folklorique âgée, emmitouflée dans son safsari, qui nous affirme que protéger la révolution est l'affaire de tous (لازمنا نحافظوا لكلنا عالثورة). Il y a la ménagère de moins de 50 ans moderne s'en remettant, dans un grand sourire, au soutien de Dieu (انشاء الله ربي يوفقنا). Il y a aussi la jeune étudiante pleine d'avenir pour qui la solidarité est la clé du progrès (اليد في اليد نقدموا بتونس ). Il y a enfin la plébéienne modestement voilée qui voit en la Tunisie un joyaux ornant son front (تونس تاج على راسي). Autant de figures emblématiques auxquelles chaque femme tunisienne pourra s'identifier, toutes générations et toutes conditions sociales confondues, et grâce auxquelles chaque femme tunisienne pourra se sentir plus intimement concernée par la révolution et impliquée dans la reconstruction du pays.
Cette révolution qui a balayé d'un revers de main 23 années de dictature sanguinaire. Ce renversement à partir duquel la Tunisie est supposée faire peau neuve et tourner catégoriquement le dos à l'ancien régime. Et cette reconstruction, cet édifice titanesque auquel chacun devrait apporter sa petite pierre pour pouvoir avancer et arriver à propulser la société vers une aire nouvelle résolument différente des systèmes sclérosés auxquels on nous a cantonné jusque là.
Au delà de cette spécialité hippique, devenue sport national, qu'est la récupération médiatique de la révolution, employée à toutes les sauces, ce qu'il y a d’intéressant dans la nouvelle campagne publicitaire de la marque de lessive Nadhif, c'est le message pernicieux qui se profile derrière l'absurdité de la combinaison entre le patriotisme triomphant et un paquet de lessive.
Ces affiches constituent, en effet, une sentence sans appel à l'encontre des femmes, les condamnant, toutes générations et tous statuts socioculturels confondus, à une homogénéité et un immobilisme irrévocables. La grand mère, la mère et la fille sont toutes façonnées à travers un même modèle immuable, qui réduit leur impact dans la société à cette fonction domestique inhérente à leur sexe. Dresser un parallèle entre la révolution d'un peuple et ce rôle domestique exclusivement réservé aux femmes, équivaut à bannir les femmes de la sphère politique et sociale, de l'espace publique pour les confiner dans le cercle très étroit de l'espace privé. En sommes, ces affiches nous apprennent que la part à assumer par les femmes dans cette révolution et dans la construction du pays se résume à un bac à lessive au sein d'un foyer protecteur. Aucun pouvoir actif, décisionnel, le monde extérieur étant hostile et dangereux pour ces frêles créatures aux capacités intellectuelles précaires.
La publicité n'ayant pas pour but de porter des messages avant-gardistes mais se définissant plutôt comme un miroir reflétant la société à laquelle elle se destine, nous sommes en droit de nous poser des questions quant à cette image qu'elle nous renvoie, le pis étant qu'elle est réclamée par une majorité écrasante des femmes, car malgré tous les progrès du monde, une femme reste une femme. Où sont donc passées les formules fleuries célébrant le statut privilégié de la femme tunisienne, point culminant de cette exception qui fait la gloire de la Tunisie dans le monde? A l'heure où les débats ne portent plus sur les divers moyens de progresser mais sur les dangers d'une régression de plus en plus revendiquée, nous sommes en effet en droit de nous poser des questions quant à la place effective de la femme tunisienne.
Contrairement aux images qui nous parviennent des autres révolutions arabes, où les foules de protestants ne sont constituées que d'hommes, où les femmes, quand elles sont autorisées à participer, sont restreintes à un espace circonscrit relégué à l'arrière-plan, si elles ne sont pas tout bonnement molestées par les autres manifestants, en Tunisie, j'ai souvenir de femmes, de tous âges et de toutes conditions, le courage à toute épreuve, postées en première ligne revendiquant à l'unisson liberté, égalité et justice.
Il serait peut-être grand temps de décider, une bonne fois pour toutes, de la place que veulent occuper les femmes dans leur vie et dans la société.