Deux questions se posent, après plus d’un demi-siècle : où est passée la critique sociale et à quoi a-t-elle servi ? Depuis les années 50-70, la situation a bien changé. Le capitalisme ne constitue plus pour nous l’essor d’une menace latente, mais un monstre triomphant, qui a déjà tout absorbé, ou presque. Depuis 30 ans, nos sociétés européennes se sont commuées en de vastes centres commerciaux, quartiers d’affaires, zones touristiques et mise à disposition de “services”. Bâtie sur les ruines de nos civilisations, l’empire spectaculaire du tout-consommable ne cesse plus de s’étendre en sa propre étendue. La guerre économique intestine ne contribue pas à le ronger de l’intérieur mais à le renforcer chaque jour davantage. Les êtres et les choses s’organisent en fonction des lois formelles que ses sbires édictent depuis les sommets d’Etats, qui sont aussi bien sommets de banquiers et de firmes multinationales. Bref, le constat semble être lapidaire : la critique sociale est passée aux oubliettes et n’aura servi à rien. On peut toujours nuancer ou chercher midi à quatorze heures, s’obstiner à glorifier des figures et des idées auxquelles on tient bien davantage qu’à voir dans leur crudité les tristes dérives du réel. Ainsi, on dira que l’essor des manifestations altermondialistes, des résistances locales et des “mouvements sociaux” démontrent le succès au moins partiel de la critique sociale. Seulement, dans le réel, il faudrait plus qu’un concert de rock et quelques slogans pour renverser décisivement la tendance d’un processus planétaire.
Philippe Corcuff préconise de puiser chez Foucault et Bourdieu les principes d’une critique qu’il voudrait encore vivante et radicale, à la mesure des nouveaux enjeux. A cet égard, son bouquin illustre parfaitement l’occultation d’une réalité autrement moins glorieuse, qui a vu – conjointement à l’expansion sans mesure de la société de consommation et du néo-libéralisme – les théories subversives de gauche passer du côté des idéologies dominantes, notamment par le biais de leur médiatisation et de leur judiciarisation. Adorno et Horkheimer, qui comptèrent parmi les plus importants représentants de la critique sociale en Allemagne, notaient déjà en 1944 le risque de voir la pensée critique se laisser instrumentaliser par l’ordre existant, de sorte que “la métamorphose de la critique en affirmation touche également le contenu théorique : sa vérité se volatilise“. On ne saurait dire dans quelle mesure la critique sociale s’est laissée récupérer malgré elle par le système de propagande médiatique, et dans quelle mesure elle s’est rendue complice de sa “métamorphose” en épousant les formes de l’institution judiciaire. Quoi qu’il en soit, la relève institutionnelle de la théorie critique dans l’état actuel des choses exigerait, de la part de ceux qui en revendiquent la continuation, d’en passer par un examen auto-critique lucide et implacable. Entre beaucoup d’autres, le livre de Corcuff nous démontre qu’on en est loin.
Le capitalisme triomphant rend pressante la question critique, et en ce sens, le projet de la critique sociale n’est pas à récuser. Portée par une large majorité de militants de l’ultra-gauche, la critique sociale ne s’est jamais “encombrée” de la question religieuse – considérant sans doute que le marxisme en avait fini avec le problème de cette “super-structure” et autre “opium du peuple”. Pourtant, c’était sans compter que les dérives sociales ciblées par l’ultra-gauche faisaient déjà l’objet d’une critique non moins virulente et radicale depuis plusieurs siècles, dans les rangs de l’intelligence catholique. Le règne de l’argent-maître et les falsifications du désirable demeurent parmi les points essentiels de la critique catholique à l’égard du monde moderne et de l’idéologie progressiste (quand Adorno et Horkheimer finissaient par s’apercevoir que : “le progrès devient régression“). Si foi et subversion ne font pas bon ménage dans l’esprit du gauchisme, la critique sociale catholique peut, dans les faits, se vanter de n’avoir jamais cédé aux sirènes du pouvoir, et de ne s’être jamais laisser récupérer par la domination. L’étoile des penseurs et des écrivains catholiques, comme Péguy, Bernanos, Léon Bloy, brille encore de tout les feux de sa virulence et de ses justesses de vue. Leurs intuitions se sont révélées exactes quant à la nature de la société à venir. Leur attachement aux principes des évangiles leur a permis de voir le réel sans oeillères, et d’un point de vue particulièrement opératoire. Mais pour d’obscures raisons, cet attachement est aussi la cause de leur oubli par les chantres officiels d’une critique sociale peu efficace et quasi obsolète.
Il serait donc temps de rappeler au souvenir des foucaliens et bourdieusiens nostalgiques la voie d’une critique vraiment radicale, en adéquation avec la réalité humaine. La volonté de changer les choses est bien belle, mais sans l’optique transfiguratrice d’un message réellement révolutionnaire, celui du Christ, elle succombe sous les coups d’un adversaire toujours trop fort, comme l’est le Démon. Certaines voix s’élèvent aujourd’hui, catholiques ou non, qui savent se désolidariser d’une idéologie désormais caduque, au risque de se faire traiter de tous les noms (“réactionnaire” : le plus gentil). On songe à Jaime Semprun (le fils de Jorge) et à son Encyclopédie des Nuisances, qui ose enfin poser la question : non pas seulement “quel monde allons-nous laisser à nos enfants ?”, mais “à quels enfants allons nous laisser le monde ?” (L’Abîme se repeuple) ; à Jean-Claude Michéa et à son inlassable dénonciation du fait libéral (voir recension sur Itinerarium) ; mais aussi à Richard Millet, qui théorise la fin du roman comme allégorie du pouvoir destructeur (voir ici mon article sur Richard Millet), ou encore Renaud Camus et la parution des Cahiers de l’In-nocence, qui dresse le sombre bilan de la France contemporaine (voir ici ma recension du premier numéro des Cahiers). Cela nous permet de conclure, provisoirement, que la critique sociale, nécessaire, a encore de beaux jours devant elle, mais à condition de savoir se dégager des scories gauchisantes qui l’affaiblissent, la décrédibilisent, et dès à présent, de renouer avec les principes chrétiens fondateurs, seuls à même de lui donner toute sa vigueur et son potentiel d’efficacité.
Lire : Un saint esprit critique. Principes pour une évaluation catholique du monde, par Maxime Roffay.
Quelques suggestions bibliographiques :
Jacques Julliard, L’Argent, Dieu et le diable, 2008.
Richard Millet, L’Enfer du roman : réflexions sur la postlittérature, 2010.