EODEM ANNO PONS RUPTUS EST
La joie !
Oui, elle existe. Elle existe réellement, elle existe vraiment !
Et il ne la ressentit pas comme quelque chose d’impitoyable
qui s’installe en nous avec une telle violence
qu’elle éteindrait sa propre flamme, ni comme un vertige
qui sous le double éclairage de l’ironie
nous apporte une bouteille et des chaussures pour nous faire danser-
oh non, ce qu’il ressentait c’était une joie simple et tranquille, une joie sans raison,
une joie sans limite et non pas consentie pour une heure,
la joie d’un homme qui s’engage sur un pont
et qui se met à chanter…
Mais il a suffi que le vent
jette une feuille morte à ses pieds-
pour que le pont soit surchargé…
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L’Enfant
Un enfant, l’oreille collée contre les rails,
écoute venir le train…
Perdu dans la musique omniprésente,
il lui importe peu, vraiment,
que le train arrive ou s’en aille…
Mais toi, tu attendais toujours quelqu’un,
tu disais toujours adieu à quelqu’un,
jusqu’à ce que tu te sois trouvé toi-même
et que tu n’aies plus été nulle part…
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Là-bas
L’enfer, ou le présent ?
Et qu’y a-t-il avant ? Cela continuerait
à cause de nous-mêmes ? Ou bien
n’y a-t-il que folie commune, jusqu’au délice
d’une destruction protéiforme ? Combien
de serpents empêchent notre rencontre
dans la cendre, le sable et la poussière
du désert, lequel grandira
de toute incertitude ? Ah, il n’y a que dans la mère
que ce qui a été pleuré depuis longtemps
continue à verser des larmes…
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LE MUR QUI SE BÂTIT LUI-MÊME
Éclairs dissipés, nuées excessives,
puis, en bas, la terre abasourdie
par le vent. Mais à l’endroit
le plus réceptif
se dresse le mur qui se bâtit
lui-même, et cela de telle façon
qu’il ne pouvait autrement.
Il n’esquive pas les soupçons
qu’il s’écroulera le temps venu,
vers l’omission inattendue,
de même d’ailleurs
qu’il ne s’oppose point à rester là
jusqu’à la lassitude… Mais
que de portes secrètes
pour les êtres au destin en retraite !
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La Vltava en 1946
L’enfant est debout sur la rive
avec une lourde sacoche pleine de prunes qu’il a ramassées,
et sanglote et gémit car il n’a pas d’argent pour traverser.
Il est si bestialement affaibli, à tel point sous-alimenté
qu’il n’a plus d’ongles et que son maigre cou
a l’air d’avoir été longtemps serré par la corde du glas…
Quand tu le fais monter sur le bac, il se tait, la méfiance l’empêche de bouger,
et ce n’est qu’en plongeant involontairement sa petite main dans le courant
que le désir le prend que le voyage ne finisse pas trop vite,
de temps en temps il te regarde avec ses yeux de chien battu,
il sent qu’il fait partie de l’équipage, il est heureux,
et le bonheur le fait tout à coup s’écrier :
« Moi, j’ai été dans un camp de concentration… »
Allons va, ne mens pas, rétorque-t-on autour… « Je le jure ! »
Ne raconte pas d’histoires… « Je le jure ! je le jure ! »
soutient le pauvre malheureux, mais personne ne le croit.
Et tu lui fais faire le trajet plusieurs fois d’une rive à l’autre,
puis tu lui dis adieu… Mais l’enfant hésite un instant,
et comme s’il voulait alors en signe de gratitude
te confier un secret jalousement gardé, son secret le plus cher,
il te dit : « À la maison, monsieur, nous avons des lapins ! » »
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Vladimir Holan sur Poezibao
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Vladimir Holan sur Esprits Nomades
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