Magazine Poésie

Exorcisme (+1)

Par Deathpoe

Parfois j'essayais juste d'être un mec bien. Le reste du temps, ou presque, je ne tentais pas de me justifier lorsqu'on me foutait des vérités, vraies ou fausses, à la gueule. La douleur, quelque chose d'inné, le manque de volonté pour sortir du gouffre avaient fait de moi quelqu'un d'aigri bien avant l'âge. La plupart du temps je prenais sur moi et me défoulais s'il le fallait sur les mêmes personnes. Le samedi après-midi j'envoyai un message à ma mère pour lui présenter mes excuses, rapport à mon débordement de la veille, comme si quiconque était fautif de cette douleur, de ma douleur, comme si je pouvais en vouloir à quelqu'un, comme s'il n'y avait pas pire. Bien sûr que si. Je me souviens, gamin, des enfants qui restaient toute l'année dans ce centre de rééducation. Pour la plupart tous des handicaps plus ou moins graves, et ils faisaient la course en fauteuils roulants en riant. Lorsque j'allais faire un contrôle une fois par an, plusieurs années de suite avant l'opération, je ne comprenais jamais pourquoi ma mère se mettait à sangloter en les voyant. Maintenant, tout ceci m'apparaît comme une foutue injustice divine. Des gosses qui n'avaient rien demandé et les dés avaient été pipés dès la naissance. Tellement de choses dont j'ai pu profiter ces dernières années et dont ils ont sûrement été privés: conduire une voiture, faire l'amour, voyager, l'ivresse de la nuit urbaine.
Il y a quelques jours à peine ma mère me disait être finalement soulagée du décès du jumeau, puisqu'il semblait bien plus atteint que moi en ce qui concernait la scoliose. Impossible de lui en vouloir, je comprenais. Mais putain, aucun de ces gosses, aucune de ces familles, ou même ma mère, ou même moi, n'avions demandé quoi que ce soit. Je ne crois pas en dieu, tout juste en une sorte d'équilibre de l'univers, sensé distribuer bonnes et mauvaises cartes entre chaque main. Tout ça était simplement injuste et je ne parvenais pas à me sentir valide, et je voulais encore moins être considéré comme un handicapé.
Le nôtre étant en vacances, c'est le responsable du département Hifi / Son / Image qui nous supervisait. Deux fois déjà la semaine passée il m'avait de rentrer chez moi, j'avais refusé. Le lundi soir, saluant le directeur du magasin avec un collègue alors qu'on se rendait aux vestiaires, celui-ci avait juste dit:
"Bon les garçons demain un peu de chiffre en service, parce qu'aujourd'hui, c'est loin d'être ça. Je sais que je peux compter sur vous mais quand on voit les chiffres on dirait pas.
Je serrai les poings de douleur et de rage. Le lendemain, je commençai le boulot une heure plus tôt pour remplacer un collègue malade. On n'était seulement les deux plus jeunes du rayon, aidés d'un collègue du rayon Hifi envoyé en renfort, mais pas plus âgés que nous. L'impression d'être livrés à nous-mêmes et, forcément, les clients affluaient par vagues. J'étais là pour les servir, je donnais mon maximum. Le cadre passait nous voir de temps en temps:
"Mike si vraiment ça va pas, rentre chez toi.
-Non ça ira. On n'est déjà pas assez, je vais pas les laisser dans la merde jusque 19h.
-C'est louable. Mais j'insiste, si tu le sens vraiment plus, ouste."

Le vendredi je m'entêtais à rester au boulot. Accueillir, conseiller, vendre, m'occuper de ma famille d'articles, en l'occurrence les dessous de gondoles. J'essayais de combler au mieux les espaces vides en dédoublant les sacoches et en notais les codes-articles sur un papier. Je reprenais une bonne technique pour cela: plutôt que de me relever toutes les deux secondes, je me déplaçais de gauche à droite comme un canard boiteux. J'accueille un client, sympathise vite avec lui, on parle jeux vidéos mais je n'en oublie pas pour autant mon job, surtout en remarquant du coin de l'oeil le directeur qui se pointe vérifier les chiffres du rayon. Il me demande si ça va mieux et je n'hésite pas à répondre non. Mon client prend un air étonné et je reprends très vite le sourire malgré la douleur, tandis que le directeur du magasin, dans son costume et dans sa chemise saumon fait une moue, entre le mécontentement et l'empathie triste.
A 18h je craquai et attrapai le téléphone interne. Numéro du cadre de permanence, à quatre chiffres, comme tous les numéros internes au magasin:
"Oui, c'est Mike, je suis désolé mais je crois que ça ne va plus trop.
-Aucun problème, rentre chez toi, ça sert à rien de forcer.
-Je ne serai probablement pas là demain, voire plus, je ne sais pas.
-Je m'en occupe t'en fais pas.

L'escalier métallique en colimaçon était une vraie torture. Je m'accrochais à la rampe pour ne pas le dégringoler comme ça m'était déjà arrivé une fois ou deux. Une fois sorti par le poste de sécurité, je vais directement à l'air libre et m'allume une clope. Une collègue et le cadre sont en train de fumer, ce dernier me demande ce que j'ai précisément, je lui explique.
Mais de quoi ça vient?
-C'est comme ça, pas plus d'explication. C'est juste comme ça.
-Allez courage.

Je ne sais pas si c'était leur regard ou moi-même qui me débectait. C'était évident, je faisais pitié: les traits tirés, les mains tremblantes, je partais en essayant de ne pas sentir leurs regards, leur pitié. Et je me haïssais. Je morflais puisque la douleur était bien plus importante que d'ordinaire, mais c'était loin d'être la mort. Pourtant, lorsqu'il m'avait demandé ce qu'on pouvait faire contre ces douleurs et que je m'étais contenté de répondre "Rien, c'est comme ça, à vie." je me détestais. Ne pas pouvoir planquer la douleur dans la poche, se montrer si faible, si vulnérable, et cette pitié, cette pitié dégueulasse comme si ce que je vivais était la pire chose au monde.
Reflet d'une vitrine du centre commercial. Il n'y avait que mon dos de vraiment douloureux. Ma jambe se contentait d'être raide et engourdie. Ça me débectait, je me détestais. Pire, je ne savais pas ce que je devais ressentir. Contrairement à ce que m'avait plusieurs fois répété mon psychiatre à l'époque, je ne pouvais me donner le droit de me plaindre, et pourtant je le faisais. Et toute cette injustice merdique, pauvres coups du sort, mauvaise partie de poker, chouette déconnade des dieux.
En marchant sous la pluie messine, je repensais à ces enfants du centre de rééducation, près de Nancy. Et je pleurai silencieusement. Un peu pour moi, plus pour mon frère, beaucoup plus pour leurs rires. Courses en fauteuils roulants dans les couloirs de l'hôpital, et ce bonheur si simple. Il fallait que je me relève, puisque j'en avais tout de même la possibilité: pour eux, pour mon frère, pour ceux qui m'entourent et m'entoureront. D'une certaine manière, je devais aussi payer, mais ça c'était mon affaire.


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Deathpoe 179 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Magazines