Il y a sans doute dans le marché de l’art de nombreuses survivances et l’une d’entre elles concerne l’économie de la rareté. La première question qui semble se poser lorsque les travaux sont diffusés dans une galerie privée, est le nombre d’exemplaires. Tout se passe comme si cette logique chiffrée pouvait augmenter ou diminuer les gains. Il y a là quelques absurdités qui datent d’une époque passée qui a vu émerger le marché de l’art bourgeois.
Alors même qu’une grande partie de la structure productive défie la logique de l’exemplaire depuis au moins le début de l’industrialisation, la production artistique semble n’avoir abordé pendant longtemps que métaphoriquement ce changement. Le readymade a été, je crois, (re)produit en 6 exemplaires dans les années 60 par un galiériste italien, tandis que Warhol mimait les images des médias pour en faire des exemplaires uniques, parce que manuellement produit, répétant les images au sein même de ses images, déclinant sans doute la reproductibilité mais respectant encore l’unicité de l’oeuvre.
La logique que je suis de plus en plus et que j’ai adopté au début non pour des raisons théoriques mais simplement pratiques, consiste à ne faire que des exemplaires uniques mais en nombre illimité. Cette formule semble contradictoire au premier abord, mais prenons un exemple: les gravures de I just don’t know what to do with myself, sont en exemplaire unique car ce qui est gravé est l’empreinte de l’acheteur ou d’un de ses proches. Par contre le nombre d’exemplaires de la série est illimité, on peut en faire autant qu’on en veut.
Cette logique pourrait sembler anodine mais quand on y regarde de plus près on comprend combien elle défie la logique classique de la production artistique et combien elle vient aussi en écho d’un ensemble de pratiques contemporaines du “design yourself”, de la “production à la demande“. Elle ne remet aucunement en cause la matérialité de l’objet mais elle sépare d’un point de vue logique la question de la série et la question des composantes de cette série par l’intermédiaire de la notion de variabilité, car ce qui est illimité est la série comprise comme un modèle pouvant se décliner sous la forme d’objets uniques. On pourrait alors utiliser avec profit le concept de virtuel tel que Deleuze, à la suite de Bergson, l’a problématisé. Et nous comprenons combien et comment le virtuel est lié à la question de la série. Il faudrait relier de tout ceci au concept si classique en art de la série et voir comment elle a évolué au cours du temps par atteindre aujourd’hui ce nouveau stade.
La relation entre la série et les objets ne relève pas de la question du modèle, car étrangement c’est la série qui est illimitée tandis que ce sont les objets qui sont uniques. On voit bien combien cette logique renverse la perspective platonicienne qui structure encore une grande part de notre pensée. Alors que Platon voulait faire de la Forme Idéale le modèle d’une unicité retrouvée sortant de la multiplicité des perceptions confuses des étants, la logique de la reproductibilité technologique, et non plus seulement technique, produit des perceptions uniques bien que répétitives (on perçoit la logique de la série) et des modèles plongées dans la multiplicité de leurs expressions.
Comment l’économie, qui est une traduction de terme à terme, réagira-t-elle à cette nouvelle perspective dans le champ artistique? Comment calculer la valeur quand l’objet a une de ses faces, la virtualité, infinie, et une autre de ses faces, l’actualité, unique?